L'empereur des rois
pièce.
Napoléon se rassure. Il doit continuer de tisser et de recoudre avec Alexandre cette intimité qu’il avait établie à Tilsit, il réussira sans doute ainsi à emporter sa conviction, à lui faire comprendre que l’alliance entre eux doit être étendue à une garantie contre l’Autriche.
Dans la soirée, au théâtre, alors que la Comédie-Française joue Phèdre , il se montre prévenant avec le tsar, invite dans la loge impériale la duchesse de Saxe-Hildburghausen, qui est la soeur de la reine Louise de Prusse. Il faut bien flatter les Prussiens, puisque Alexandre en reste entiché. Le tsar paraît sensible à l’attention.
Lors des concerts et des dîners, des revues qui sont organisées chaque jour, des bals, Napoléon multiplie les attentions.
Il faut séduire cet homme, vers lequel d’ailleurs il se sent attiré. Parmi les souverains d’Europe, Alexandre est le seul pour lequel il n’éprouve pas de mépris. Il voudrait maintenir avec lui une relation de confiance, amicale, sans illusion mais sans hypocrisie.
Le soir, au retour du théâtre, il ne peut s’endormir.
Au milieu de la nuit, il éprouve une douleur intense dans la poitrine en même temps qu’il étouffe. Il se réveille en sueur. Il voit des ombres autour de lui. Il pense à l’assassinat du tsar Paul I er commis par les proches d’Alexandre, qui obéissaient à l’ordre de ce fils parricide.
Il se recroqueville. Il reconnaît Constant et Roustam. On le sèche. Il se lève. Il commence une lettre à Joséphine.
« Mon amie, je t’écris peu : je suis fort occupé. Des conversations de journées entières, cela n’arrange pas mon rhume. Cependant tout va bien. »
Il hésite, puis d’un seul trait écrit :
« Je suis content d’Alexandre ; il doit l’être de moi : s’il était femme, je crois que j’en ferais mon amoureuse.
« Je serai chez toi dans peu ; porte-toi bien, et que je te trouve grasse et fraîche.
« Adieu, mon amie.
« Napoléon »
Au bal donné à Weimar, Napoléon regarde Alexandre danser avec élégance.
Il fait le tour de la salle, les mains derrière le dos. Les souverains s’inclinent. Il reconnaît Goethe, ce petit homme qui est venu un matin à Erfurt assister à son lever. Il s’approche de lui.
— Monsieur Goethe, je suis charmé de vous voir.
Il regarde autour de lui. Il y a dans cette salle de bal, à l’exception peut-être d’Alexandre, tant de marionnettes ou d’automates, tant de bêtise cachée sous les uniformes et les décorations.
— Monsieur Goethe, vous êtes un homme. Je sais que vous êtes le premier poète tragique de l’Allemagne.
Près de Goethe se tient le dramarturge Wieland.
— Monsieur Wieland, dit Napoléon, nous vous appelons le Voltaire d’Allemagne.
Napoléon se tourne. Alexandre danse toujours.
— Mais pourquoi, reprend Napoléon, écrivez-vous dans ce genre équivoque qui transporte le roman dans l’histoire et l’histoire dans le roman ? Les genres, dans un homme aussi supérieur que vous, doivent être tranchés et exclusifs. Tout ce qui est mélange conduit aisément à la confusion…
— Les pensées des hommes valent quelquefois mieux que leurs actions, dit Wieland, et les bons romans valent mieux que le genre humain.
Napoléon secoue la tête.
— Savez-vous ce qui arrive à ceux qui montrent toujours la vertu dans des fictions ? C’est qu’ils font croire que les vertus ne sont jamais que des chimères. L’histoire a été bien souvent calomniée par les historiens eux-mêmes…
Ils s’interrompt.
— Tacite, reprend-il, connaissez-vous un plus grand et souvent plus injuste détracteur de l’humanité ? Tacite ne m’a jamais rien appris. Aux actions les plus simples, il trouve des motifs criminels. N’ai-je pas raison, monsieur Wieland ?
Il montre la salle de bal.
— Mais je vous dérange ; nous ne sommes pas ici pour parler de Tacite. Regardez comme l’empereur Alexandre danse bien.
Il écoute Wieland lui dire qu’il est un empereur qui parle en homme de lettres.
— Je sais que Votre Majesté ne dédaigne pas ce titre.
Napoléon se souvient. Il a parfois rêvé d’être écrivain, à la manière de Jean-Jacques. C’était si loin d’ici, dans cette chambre de Valence. Wieland et Goethe parlent maintenant des passions des hommes qui un jour seront maîtrisées par la raison.
Napoléon fait un pas, commence à s’éloigner, lance :
— C’est là ce que disent tous
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