L'empereur des rois
lointain les cloches des églises d’Erfurt qui carillonnent. Les canons tonnent.
Il arrête son cheval à l’endroit précis où, il y a dix-huit jours, il a accueilli Alexandre I er . Les illusions et les espoirs sont depuis tombés.
La voiture du tsar attend avec son escorte.
Il embrasse Alexandre. Il le tient quelques secondes aux épaules, puis le regarde monter dans sa voiture.
Il se sent lourd, se hisse lentement sur son cheval, et reprend la route d’Erfurt.
C’est le silence. Ni cloches ni canons. Seulement le martèlement sourd des sabots des chevaux sur la terre mouillée par une pluie fine et tenace.
Napoléon avance au pas, seul, en avant de son état-major.
Il a la tête baissée. Il se laisse guider par le cheval.
Il ferme les yeux pour ne pas voir cet avenir qu’il imagine.
Cinquième partie
Impossible ? Je ne connais pas ce mot-là
14 octobre 1808 – 23 janvier 1809
19.
Il quitte Erfurt au début de la soirée du vendredi 14 octobre 1808. Il pleut. Il fait froid. Les lampes à huile brûlent dans la berline. Il s’est installé sous l’une d’elles. Il lit les dépêches qui viennent d’arriver de Paris et d’Espagne. Il suffit de quelques phrases du général Clarke, ou bien des appels à l’aide de Joseph qui réclame des renforts, propose des opérations insensées, pour qu’il imagine ce que doit être, au milieu d’un peuple en révolte, la situation de ses soldats. Ils sont égorgés. Ils pillent. Ils massacrent. Ils ont peur. Les Anglais de John Moore sont maintenant plusieurs dizaines de milliers à combattre en Espagne, venant du Portugal.
Il repousse les dépêches. Il commence à dicter une lettre pour le général Junot, qui s’est rendu aux Anglais à Cintra et a été rapatrié en France, conformément aux accords de capitulation.
« Le ministre de la Guerre m’a mis sous les yeux tous vos mémoires… Vous n’avez rien fait de déshonorant, vous ramenez mes troupes, mes aigles et mes canons. J’avais cependant espéré que vous feriez mieux… Je vais publiquement approuver votre conduite : ce que je vous écris confidentiellement est pour vous seul. »
Napoléon reste plusieurs minutes silencieux, puis il reprend :
« Avant la fin de l’année, je veux vous remplacer moi-même à Lisbonne. »
Il est tendu. Il ne veut pas qu’on fasse halte, sinon pour changer les attelages. On passe à Francfort. On continue sur Mayence.
Une partie vient de se terminer. Une autre commence. Il faut qu’il prenne, comme il l’avait prévu, la tête des troupes, qu’il entre à Madrid et à Lisbonne. Qu’il brise cette révolte et chasse les Anglais de la péninsule.
Les bonnes troupes dont il dispose sont sur la rive nord de l’Èbre. Il a demandé qu’elles attendent les Espagnols afin de pouvoir, le moment venu, en enfonçant leur centre, puis en se rabattant, les envelopper. Mais Joseph, incapable de conduire une armée, a donné des ordres, et Ney et Lefebvre, emportés par leur fougue, ont attaqué sur les ailes, remporté des succès. Mais que n’ont-ils compris que compte seule la victoire qui détruit totalement l’ennemi ?
Il dicte une lettre pour Joseph : « À la guerre, il faut des idées saines et précises, dit-il. Ce que vous proposez n’est pas faisable. »
Qu’on attende son arrivée.
Il fait forcer l’allure.
Il doit gagner vite cette partie espagnole pour pouvoir revenir, combattre ici, contre l’Autriche.
Si, à Erfurt, il avait pu…
Il n’a pas de regret. Il a fait ce qu’il a pu, mais Alexandre était insaisissable. Il reprend l’un des rapports de police qu’il vient seulement de lire.
À Erfurt, tous les soirs, après le spectacle, le tsar s’est rendu chez la princesse Tour et Taxis, où il a retrouvé Talleyrand. Chaque soir, ils se côtoyaient plusieurs heures, s’isolant souvent des autres invités rassemblés chez la princesse. Le baron de Vincent, l’envoyé de l’empereur d’Autriche, a souvent participé à ces conversations.
Talleyrand m’a trahi. Sa politique est depuis toujours de protéger Vienne. Mais a-t-il été plus loin ? Ne se contentant pas de convaincre Alexandre de ne pas se joindre à moi pour menacer l’Autriche, mais le dressant contre moi ? Combien ce prince « Blafard » a-t-il touché de Vienne ?
Que veut-il ? Prendre des garanties pour son avenir, si je meurs ou suis battu ? Ou bien coaliser l’Europe contre moi pour me soumettre ? Dois-je le
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