L'empereur des rois
s’incline cérémonieusement, le complimente au nom de Joseph, roi d’Espagne. Napoléon lui tourne le dos.
Joseph, il vient de le comprendre, se prend pour Charles Quint !
— Sa tête est perdue, bougonne-t-il. Il est devenu tout à fait roi !
Il entend un murmure. Une délégation de moines s’avance. Il dévisage ces têtes rondes, il écoute ces voix mielleuses qui protestent de leur bonne volonté et de leur respect.
— Messieurs les moines, lance-t-il, si vous vous avisez de vous mêler de nos affaires militaires, je vous promets que je vous ferai couper les oreilles.
Il entre dans la cellule qu’on lui a préparée pour la nuit. Il se jette tout habillé sur le lit étroit. Il fait froid.
C’est la guerre.
20.
Il arrive à Vitoria le 5 novembre 1808. Dans les rues de la petite ville, il croise des unités de la Garde à pied et de la Garde à cheval qui se dirigent vers Burgos, la ville qu’il a donné ordre de conquérir. Si elle tombe, le front espagnol sera percé, et l’on pourra se diriger vers Madrid.
Les soldats le reconnaissent, l’acclament. Il s’arrête et les salue, levant son chapeau, déclenchant à nouveau les cris de « Vive l’Empereur ! ». Eux, ces hommes du rang auxquels il demande de donner leur vie, sont encore enthousiastes. Il reste longtemps à les regarder défiler. Il a besoin de la confiance que ces grenadiers lui manifestent.
Il se rend à l’évêché où l’attend Joseph, entouré de sa cour. Il ne l’embrasse pas, l’entraîne à l’écart.
La guerre est un métier, dit-il. Vous ne le connaissez pas. Les ordres que Joseph a donnés ne pouvaient pas être exécutés.
Il lance d’une voix forte, afin que le maréchal Ney, qui a refusé d’obéir à Joseph, l’entende :
— Le général qui entreprendrait une telle opération serait un criminel.
Joseph le regarde. Il a le visage empourpré. Mais il se tait.
Joseph n’a jamais été très courageux. Il tient à sa couronne. Et il doit, il va se soumettre .
C’est mon frère aîné, mais je suis l’Empereur. J’ai fait de lui ce qu’il est .
Napoléon martèle ses ordres. Que Joseph suive à distance mon état-major. Qu’il ne se mêle plus d’affaires militaires.
Je lui rendrai l’Espagne quand elle sera matée .
Il se tourne, appelle les maréchaux, les généraux et les aides de camp. Il ne se soucie plus de Joseph.
À la guerre, on ne peut perdre son temps et son énergie à ménager les amours-propres, même celui d’un roi, fût-il son frère aîné !
La nuit tombée, il fait quelques pas dans Vitoria. Des soldats ont établi leur bivouac sur la place. Le ciel est si dégagé que l’on pourrait compter les étoiles. Ce temps magnifique est propice. Il est aussi beau, aussi doux que les plus belles nuits d’un mois de mai en France. Il rentre et écrit, debout, quelques lignes pour Joséphine.
« Mon amie, je suis deux jours à Vitoria ; je me porte bien. Mes troupes arrivent tous les jours ; la Garde est arrivée aujourd’hui.
« Le roi est fort bien portant. Ma vie est fort occupée.
« Je sais que tu es à Paris. Ne doute pas de mes sentiments.
« Napoléon »
Il exige que Constant le réveille dès qu’arrivent les aides de camp porteurs des dépêches des maréchaux.
Il doit être là où l’on se bat. Il décide de rejoindre le maréchal Soult, qui vient de bousculer les Espagnols et de s’emparer de Burgos. Il chevauche si vite dans la nuit, vers cette ville, qu’il arrive à Cubo, sur la route de Burgos, seulement accompagné d’un aide de camp, de Roustam et de quelques chasseurs. Le reste de l’escorte et de l’état-major n’a pas réussi à suivre. Il s’arrête, dicte à l’officier une lettre pour Joseph.
« Mon frère, je partirai à 1 heure du matin pour être rendu avant le jour à Burgos, où je ferai mes dispositions pour la journée, car vaincre n’est rien, il faut profiter du succès.
« Autant je crois devoir faire peu de cérémonies pour moi, autant je crois qu’il faut en faire pour vous. Pour moi, cela ne marche pas avec le métier de la guerre ; d’ailleurs je n’en veux pas. Il me semble que des députations de Burgos doivent venir au-devant de vous et vous recevoir au mieux. »
Il saute en selle. Il n’a pas le temps d’attendre l’escorte.
Aux approches de Burgos, il voit à la lueur des torches que les chasseurs qui l’accompagnent écartent pour ouvrir le passage les morts enchevêtrés
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