L'envol du faucon
n'arrivait pas bientôt, le bilan allait s'alourdir.
A guère plus d'une lieue de distance, encore plongés dans l'obscurité, s'étendaient les rivages du Siam, frangés de palmiers, découpés par le vaste estuaire du Chao Phraya — le Grand Fleuve des Rois, qui serpentait vers le nord à travers l'empire tentaculaire du roi Narai jusqu'à sa brillante capitale, Ayuthia, cité du Paradis. Cependant, à l'insu des soldats qui souffraient, le général Desfarges avait ordre de ne faire débarquer ses troupes qu'une fois satisfaites les conditions du Roi-Soleil, qui demandait la cession à la France des ports stratégiques de Bangkok et de Mergui au lieu de Ligor. Bangkok, la porte du Siam, se trouvait tout près, à l'embouchure du grand Chao Phraya ; Mergui était le port maritime vital de la côte occidentale, sur le golfe du Bengale ; de lui émanait tout le commerce à destination de l'Inde et de l'Occident.
Les six cents soldats, simples pions sur l'échiquier politique, se demandaient pourquoi ils étaient consignés à bord. Cela faisait maintenant quatre jours que le jésuite Tachard était parti dans une chaloupe et que les hommes jetaient des regards de convoitise sur le littoral verdoyant, alléchés par la perspective de retrouver une nourriture fraîche, des médicaments, et la sensation de la terre ferme.
A bord du Gaillard, le vaisseau amiral de six cents tonneaux qui abritait l'élite de l'expédition, un petit groupe s'agitait déjà : l'envoyé siamois en France, de retour au pays, et son entourage de serviteurs et de secrétaires. Toute l'énergie de l'ambassadeur Kosa était concentrée vers un seul et même objectif : se rendre à terre pour avertir son souverain que ce convoi ne comprenait pas les cinquante gardes du corps d'élite que Phaulkon avait réclamés pour la protection du Seigneur de la Vie, en gage de l'amitié du roi français pour son frère siamois, mais une force d'invasion de six cents hommes placée sous le commandement d'un maréchal de France et appuyée par l'armement le plus sophistiqué qu'avait pu rassembler l'armée la plus puissante d'Europe. Si l'ambassadeur avait eu quelques doutes quant aux vraies intentions de cette force, ils s'étaient envolés lorsque ses demandes réitérées pour descendre à terre avaient été poliment mais fermement rejetées. On lui avait assuré que, par courtoisie envers Sa Majesté siamoise, un père jésuite avait été dépêché pour obtenir du roi l'autorisation officielle de débarquer. Mais Kosa savait à quoi s'en tenir.
Une heure avant l'aube du quatrième jour, il décida qu'il ne pouvait plus attendre. Il se glissa hors de sa cabine et posta des membres de sa suite à des intervalles stratégiques afin qu'ils le préviennent si quelqu'un approchait. Puis il s'engagea à pas de loup dans la coursive obscure.
Kosa portait sa tenue complète de cérémonie : panung de soie fluide enroulé autour de la taille et chemise turquoise à col mandarin drapée lâchement autour de son torse brun. Il n'était pas coiffé de son chapeau pointu, conique, cerclé de trois anneaux d'or, mais le gardait attaché autour de son bras.
Il grimpa furtivement l'échelle menant au pont principal, s'arrêta juste avant l'écoutille et tendit l'oreille, la tête penchée sur le côté comme un oiseau. Sous la douce brise précédant l'aube, la membrure du bateau craquait légèrement. Il se hissa pour lan-cer un regard prudent. Personne en vue. Le pont du grand bateau français qui l'avait abrité pendant ces mois interminables semblait désert, Léviathan oscillant, plongé dans le silence. Dans la pénombre il parcourut des yeux la chaloupe la plus proche et chercha le trou petit mais efficace qu'il y avait percé à grand-peine dans l'obscurité des nuits précédentes. Enfin, se dit-il, lui, Kosa Pan, mandarin de première classe, aux dix mille marques de dignité, envoyé loyal et esclave du Seigneur de la Vie, allait s'enfuir, gagner le rivage et révéler à son puissant souverain la trahison des envahisseurs français ! Il emplit ses poumons de l'air chaud et humide. Malgré les obstacles qui l'attendaient, il était bon d'être de retour dans les eaux siamoises...
Tout autour de lui s'élevait un mur continu de brume qui le remplissait d'appréhension. La veille, à la lumière du jour, la distance qui séparait le vaisseau du rivage lui avait paru plutôt inquiétante — même pour un nageur expérimenté comme lui qui avait été
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