Les 186 marches
perverses d’un avilissement prémédité, la fatigue, la faim, la peur même* les défaillances physiques parfois, il n’y avait qu’un antidote : pour survivre faire appel à toutes les ressources que les forces morales peuvent mettre à notre disposition : les ressources spirituelles de la foi, une indestructible confiance en la victoire de tout ce qui a motivé l’engagement dans cette sévère bataille, et pour lequel les risques ont été courus et lucidement acceptés, le rêve et, surtout, l’irremplaçable et vivifiante expérience humaine vécue en enfer. Le nazisme allemand a commis l’erreur de méconnaître totalement l’homme et les ressorts insoupçonnés qu’il peut mettre en œuvre pour vaincre le mal physique et moral.
– L’évasion par le rêve et l’imagination où rien ni personne ne peut vous atteindre. Le kommando de Melk était installé autour d’une caserne, qui existe encore. En s’orientant vers le nord, à droite, on pouvait contempler la masse imposante de l’abbaye bénédictine de Melk ; en contrebas, la vallée du Danube dans laquelle sont étroitement associés : le fleuve, la voie ferrée et la route Linz-Vienne. Tous les éléments du rêve et de la méditation étaient réunis.
– L’abbaye bénédictine, ensemble colossal de style baroque, édifiée sur un rocher haut de soixante mètres, dominant le Danube qui coule à ses pieds. Le Danube que je n’ai jamais vu bleu, mais dont les eaux limoneuses et sales s’accordaient si bien avec l’atmosphère sinistre du camp qui le dominait. Ce Danube sur lequel par coche d’eau, en octobre 1762, l’enfant prodige Mozart, âgé de six ans et demi, a fait son premier voyage vers Vienne avec son père, sa mère et sa sœur Nannerl, interrompu au soir du 4 octobre 1762, par une « halte dans le joli village de Mauthausen ». Puis en septembre 1767, Mozart va avoir 12 ans, c’est le dernier voyage du quatuor familial vers Vienne, avec le même moyen de locomotion. Suivant son habitude, de profiter des étapes pour essayer les orgues des villes et des villages traversés, un jour, entre le 11 et le 16 septembre 1767, il joue de l’orgue dans la très riche abbaye de Melk. Entre le génial enfant dont la destinée sera d’être brimé par l’arbitraire imbécile d’un prince archevêque de Salzbourg, qui n’a dû de passer à la postérité que par les avanies et les humiliations qu’il lui a fait subir, souvent malheureux, sur qui les tempêtes de la vie n’ont cessé de s’abattre, et le déporté rêveur pouvait bien se tisser un lien subtil. Oui, les réminiscences mozartiennes joyeuses ou graves, sautillantes de joie contenue ou émouvantes de gravité devant le mystère de la mort, étaient bien un puissant moyen de réconfortante évasion, à l’issue de laquelle le triomphe de l’esprit s’inscrivait indiscutablement.
– L’abbaye de Melk n’était-elle pas également le lieu où notre camarade, l’abbé Varnoux, avait réussi à établir un contact, bravant ainsi bien des dangers ? Nous le savions vaguement et osions à peine en parler entre nous, craignant que l’indiscrète sonorité du verbe ne compromette cet indispensable soutien spirituel. Ah ! cette inoubliable, presque insoutenable messe de minuit le soir de Noël 1944, rendue possible par de nombreuses complicités, parmi lesquelles celle de nos camarades communistes n’avait pas été la moins efficace.
– Un officier ne pouvait pas, d’autre part, oublier que le Danube était associé étroitement à une partie importante de l’épopée napoléonienne. En 1805 et 1809, l’abbaye de Melk a servi de quartier général à Napoléon qui y fit entreprendre des travaux de fortifications. Et voilà alors que le rêve peut être la source d’autres émotions : héroïsme de la Grande Armée, gloire militaire de Napoléon. Les grognards et la garde sont passés sur cette route en bas. Se doutaient-ils alors qu’ils participaient à des événements dont l’histoire ne retiendrait que la gloire et le panache en laissant dans l’ombre tout le lot de leurs pauvres souffrances quotidiennes et leurs pensées, et leurs désirs d’hommes simples et humbles ? Derrière l’enceinte de barbelés, électrifiée et illuminée la nuit, le déporté se découvrait plus disponible pour discerner les sentiments qui ont pu animer ces hommes et que la légende a dissimulés en les revêtant du manteau de la gloire.
– Mais puisque
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