Les 186 marches
pour la plupart, exécutés à la carrière.
Page 4 : Georg Bautler, matricule 130, appartenant à la catégorie « 175 », c’est-à-dire « homosexuels pervers », affligés du triangle rose. Certaines personnalités de cette grande famille des « 175 », que le Reich considère comme récupérables, recevront régulièrement la visite de commissions médicales, d’autres subiront des expériences médicales.
Page 7 : Johan Horvath, manœuvre, premier Tzigane ; Dimitri Fédérov, mécanicien, premier Soviétique.
Page 10 : Franz Braeuchle, matricule 337, premier Bifo. Les « Bifo », sectateurs de la Bible ou Témoins de Jéhovah qui refusent de porter les armes, seront pratiquement exterminés dans tous les camps de concentration ; aucun n’abjura.
Ainsi, de page en page, se constitue le camp, cette « Europe à Mauthausen ». Matricule 436 : Lazar Miron, premier Roumain ; matricule 584 : Istean Balogh, premier Hongrois ; matricule 601 : Vaclau Magenauer Ottekar, premier N. A. L. Les « N. A. L. » sont, en général, des condamnés à mort que l’on doit obligatoirement « conserver » en vie au camp jusqu’à ce que l’instruction de leur affaire soit terminée. Paradoxe du système : de véritables condamnés à mort seront ainsi « protégés », beaucoup jusqu’à la Libération car leurs dossiers sont noyés dans l’amoncellement des « cas en cours » que la bureaucratie poussiéreuse n’a pas le temps de traiter, ou tout simplement égarés.
Il faut attendre le matricule 3058, celui du maçon Christobal Bautissa-Bernal, pour découvrir le premier Espagnol de Mauthausen, le numéro 9 553, Raymond Nias, serrurier, le premier Belge, et page 287, matricules 9481,42,43,44 les premiers politiques français : Robert Chartier (né en 1911), ouvrier ; Louis Manuby (1910), agriculteur ; Fernand Brasile (1912), maçon ; Louis Cottillard (1912), chauffeur. Viendront ensuite des Juifs de onze nationalités, et les Hollandais, et les Norvégiens, et les Suédois, et les Italiens, et les Luxembourgeois, et les Yougoslaves, etc.
Le dernier volume s’arrête au numéro 120400, matricule attribué à un Juif français, Majleck Fenen-baum, et le dernier mort du registre est un agriculteur français, Xavier Tabac, matricule 120388.
★★
Voici que près de trente années se sont écoulées. L’absurde inhumanité du système concentrationnaire a fait l’objet de nombreux ouvrages, voire de thèses, dont certains auraient gagné en vigueur s’ils avaient été soutenus par des témoignages irrécusables. Et que dire quand les témoignages eux-mêmes ont été négligés ? Le temps est un grand niveleur dans la mémoire des hommes. Les récits des déportés trente années après, s’ils disent l’insoutenable vérité, risquent de perdre de leur crédibilité, tant l’horreur et le mépris de l’homme ont atteint un niveau jamais atteint par la fantasmagorie la plus délirante. Ces récits, aujourd’hui, ne risquent-ils pas d’entraîner pour leur auteur un sévère diagnostic ? Ils peuvent être considérés comme des productions imaginaires de l’esprit, se présentant sous forme de récits plus ou moins coordonnés autour d’un thème principal : il s’agit alors de fabulation qui s’apparente à la mythomanie. Ils peuvent aussi être considérés comme des propos parfaitement inadaptés aux circonstances de temps ou de lieux : c’est alors de la confabulation. Comme vous le voyez, le risque couru par un déporté voulant se raconter, aujourd’hui, est certain.
– En 1944-1945, j’avais trente ans, j’étais lieutenant d’infanterie, c’est-à-dire que dans la résistance, outre mon rôle d’exécutant et d’instructeur militaire de maquis implantés en Dordogne, et officier de liaison auprès d’un opérateur radio transmettant à Londres ou à Alger, je n’étais rien : un obscur sinon un sans-grade, exécutant simplement, et au mieux de ses moyens, les missions qui lui étaient confiées. Je n’ai appartenu ni dans la résistance, ni au camp de Mauthausen d’abord, ni au kommando de Melk ensuite, puis au kommando d’Ebensee à la fin, à aucun état-major clandestin. J’étais donc le déporté tout venant mais spectateur passionnément intéressé et émerveillé devant l’extraordinaire réseau souterrain de solidarité ou de résistance qui s’établissait dans le camp.
– Pour vaincre la souffrance, les manifestations
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