Les champs de bataille
idéologies.
Instruction 8
Les enfants sortaient de l’école quand le juge retrouva son quartier. Il s’arrêta en bordure de trottoir, de l’autre côté des grilles. Il éprouvait un sentiment de bien-être, comme s’il rentrait chez lui après un long voyage. Il observa ces enfants de toutes les couleurs, ces mères joyeuses qui riaient entre elles, quelques hommes déconcertés, les passants pressés, les flics arrêtant les voitures aux passages pour piétons, la boulangerie assaillie, un flot bouillonnant comme une circulation sanguine, très éloigné de la monotonie bien élevée qu’il venait de quitter.
Il rentra chez lui au coucher du soleil. Le gardien montait la garde au pied de l’ascenseur. Celui-ci se trouvait à l’étage. Le juge salua d’un imperceptible hochement de tête puis fila dans les escaliers. Il s’arrêta au troisième pour reprendre son souffle et parvint chez lui sans avoir rencontré quiconque. Il refermadoucement la porte. La tour fut le premier paysage qu’accrocha son regard. Il entra dans la cuisine, s’assit à la table, huma les effluves saumâtres, ouvrit son cahier, convoqua l’huissier aux boutons de manchettes, attendit qu’il eut retrouvé sa place derrière sa machine pour faire introduire l’inculpé.
Celui-ci portait la même veste de cuir que celle qu’il avait à Perrache, sans doute aussi au pont Morand et, le lendemain, à Caluire. Il affichait un sourire un peu hautain. Ses manières n’étaient pas tout à fait les mêmes que celles de la veille. Il s’assit sans saluer, se frotta les poignets comme il faisait toujours et dit, souriant légèrement :
« Mon avocat est revenu. »
Le juge apprécia la bonne nouvelle.
« Il a fait étudier l’ensemble du dossier par l’un de ses confrères qui l’a convaincu que le mensonge de Chalon n’était aucunement une preuve de culpabilité.
— Tant mieux pour vous, fit le juge.
— J’espère que votre point de vue rejoindra le sien.
— Nous n’exerçons pas le même métier. »
Hardy opina, posa les coudes sur ses genoux et balança le torse de droite et de gauche. Le greffier enchâssa un carbone entre deux feuillets,ajusta sa copie sur le bord de la table avant de la glisser dans le rouleau de la machine.
« Commençons, proposa le juge.
— Où sommes-nous ?
— Toujours au pont Morand.
— Nous n’avions pas fini ?
— A peu près. Vous marchez avec Thomas en direction d’un restaurant où vous allez déjeuner…
— Le Pélican.
— Vous vous asseyez, vous commandez et vous parlez. De quoi ?
— Comment voulez-vous que je m’en souvienne ? »
Hardy claque la langue contre son palais et ajoute :
« Quelle importance, puisque vous me savez innocent ?
— Vous concluez trop vite, réplique le juge.
— Ce n’est pas ce que vous avez dit ?
— Ni dit, ni pensé. »
La frappe des tiges sur le rouleau cesse brusquement.
« Je crois seulement que vous n’êtes pas le seul responsable.
— Précisez.
— J’y viens. »
Le juge n’a besoin d’aucune note pour ajusterles dernières briques sur l’architecture élaborée depuis le premier jour de l’instruction. Cependant, afin de ne pas se laisser emporter par un raisonnement trop rapide et laisser de côté une pièce nécessaire à la stabilité de l’ensemble, il cherche parmi les feuillets dispersés sur la table celui qui contient les noms, les lieux et les instants essentiels. Il le regarde un instant puis pose les premières notes sur la dernière portée :
« Est-ce au Pélican que Thomas vous a demandé de vous joindre à la réunion organisée par Max à Caluire ?
— Oui.
— Etait-ce la première fois ?
— La seconde, pour autant qu’il m’en souvienne.
— Pourquoi deux fois ?
— Parce que je ne voulais pas y aller.
— Les raisons ?
— Je craignais des incidents politiques.
— Est-ce tout ?
— Je traînais Barbie derrière moi.
— Comme au pont Morand ?
— Pas au pont Morand ! s’insurge Hardy. S’il y était, ce n’est pas moi qui l’y ai amené !
— Qui ?
— Pourquoi pas Thomas ? »
Le juge s’attendait à cette charge. Elle nel’intéresse guère, mais il laisse Hardy la mener.
« Reprenez l’affaire depuis le début. Qui oublie de prévenir Delestraint et moi-même que la boîte aux lettres de la rue Bouteille est grillée ? Thomas. Qui me donne rendez-vous au pont Morand ? Thomas. Qui me demande
Weitere Kostenlose Bücher