Les champs de bataille
miracle.
Ils n’en trouveront pas.
Le juge se souvient de l’odeur qui circulait dans les couloirs du Palais de justice car c’était la même que celle de l’orphelinat : un mélange d’eau de Javel et de produits non identifiés qui lui faisait songer à une propreté sale. Le jour où il décida de consacrer ses dernières forces à la déposition fantôme, il chercha dans la grande surface où il s’approvisionnait habituellement un nettoyant dont les émanations lui rappelleraient les malheurs de ses années de jeunesse et le temps passé dans son cabinet d’instruction. Il en aspergea les sols et les murs de sa cuisine. Ainsi, l’odeur de réalités anciennes compenserait les présences factices. Il n’avait pas songé qu’elle l’envelopperait dans le double berceau de sa quête : la disparition de son père – et donc l’orphelinat –, celle de Jean Moulin – et donc l’instruction. Il n’avait pas non plus imaginé qu’en s’atténuant, elle ferait surgir en luile doux parfum de la femme de service qui lui offrit un jour le kaléidoscope de son enfance. Quelque chose qui s’apparentait au lilas, peut-être au jasmin, un écrin dans lequel il plongeait son nez, entre corsage et nylon, pour respirer une intimité plus tendre, plus protectrice que cette propreté sale qui avait empuanti sa jeunesse et qu’on retrouve aujourd’hui dans toutes les administrations publiques.
Il n’avait jamais rien su de cette femme à l’époque où elle lui offrait son giron pour le consoler d’être là. Plus tard seulement, devenu jeune homme puis adulte, il lui rendait visite une fois l’an, le jour de son anniversaire. Elle vivait dans un appartement minuscule du XX e arrondissement dont les fenêtres ouvraient sur le cimetière du Père-Lachaise. Ils déjeunaient puis se promenaient une ou deux heures. Quand elle était encore vaillante, ils faisaient le grand tour, visitant Blanqui ou Jean-Baptiste Clément, Chopin ou Guillaume Apollinaire. Les années passant, et comme elle marchait de plus en plus difficilement, il l’emmenait dans la grande allée circulaire où reposaient les crapules staliniennes (Cachin, Duclos, Thorez), faisait étape auprès du colonel Fabien avant de s’incliner devant le mur des Fédérés. Puis il la ramenait chez elle. Ellemourut un 28 mai, et le juge se demande encore si elle avait volontairement décidé d’en finir à cette date-là, qui est celle du dernier jour de la Semaine sanglante et donc de la Commune. Tous les ans depuis, le 28 mai, il prenait le bras de son souvenir pour la conduire chez Clément, chez Fabien, au mur des Fédérés, avant de marcher seul vers son dernier domicile, vingt-deuxième division, entre deux inconnus, où il abandonnait un caillou sur la pierre tombale. Bien que totalement athée, le juge respectait cette coutume juive dont il ignorait l’origine. Il signait son passage en laissant son caillou comme un baiser sur la mémoire de cette femme que nul autre ne visitait jamais – tout comme elle avait été la seule à s’arrêter auprès de lui dans son enfance. Il se disait souvent que s’il avait fondé une famille, il eût déposé un caillou par enfant, soit deux cailloux virgule zéro un selon les statistiques nationales, plus un pour lui et un pour la mère. A raison de deux cailloux par enfant, il en eût déposé quatre de plus s’il avait été grand-père, plus un pour lui et un pour la grand-mère, soit huit cailloux sur la tombe de la femme de service qui n’en aurait certainement pas demandé tant. Mais comme il était resté seul, les circonstances de sa vie ne lui ayant pas été beaucoupplus favorables que celles de sa naissance, il déposa un caillou unique sur la tombe du Père-Lachaise. Après quoi, en ce 28 mai de l’année en cours qui précéderait de quelques heures la suite de l’interrogatoire de René Hardy, le juge décida d’accomplir une visite dans un autre cimetière où il n’était jamais entré.
La journée s’annonçant belle, il choisit de faire la route à pied. Il descendit la rue de la Roquette, chatoyante et colorée, jusqu’à la Bastille. Il faillit se faire renverser en traversant une avenue trop encombrée, se réfugia sur un large trottoir où une fête foraine battait son plein. Il repéra un passage pour piétons, vit qu’il fallait regarder une fois à gauche pour se protéger des voitures, une fois à droite pour éviter les autobus et les cyclistes allant
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