Les champs de bataille
d’aller à la réunion de Caluire ? Thomas. Qui abandonne la table au Pélican pour téléphoner ?.…
— … A sa femme, coupe le juge.
— Prétend-il, enchaîne Hardy.
— Poursuivez.
— Rien ne prouve qu’il n’a pas appelé quelqu’un pour lui confirmer que je viendrais à Caluire. Barbie, par exemple. Ou un correspondant de l’Abwehr… Vous n’ignorez pas que Thomas a été suspecté d’avoir été arrêté par des agents de l’Abwehr à Marseille ou à Nice, avant Caluire. »
Le juge sait cela. Mais cet aspect du dossier ne l’intéresse pas. Ni Thomas, ni, finalement, Didot. Il vise l’échelon supérieur.
« On peut aussi imaginer que Thomas ait téléphoné à Barrès, dit-il. Car c’est Barrès qui l’envoie auprès de vous pour vous convaincre d’y aller.
— Barrès, en effet », admet Hardy.
Il réfléchit une seconde puis ajoute :
« Mais Barrès n’a jamais eu aucun lien avec la Gestapo.
— Contrairement à vous », précise méchamment le juge.
Hardy ne relève pas. Lui aussi sait que toute pensée divergente l’éloignera du point où le magistrat veut le mener, et c’est ce point-là qu’il attend, qu’il redoute, sans savoir encore ce qui le constitue.
« Barrès, Thomas et vous-même détestiez le général Delestraint… »
Le juge avance prudemment. Il avait presque préparé la réplique de Hardy.
« Pas moi. Les autres certainement, et aussi les chefs de Combat, mais pas moi.
— Pourquoi le détestaient-ils ?
— Je vous l’ai dit : il était normal que la direction de l’Armée secrète nous revienne, à nous autres, les combattants. Pas aux politiques, représentés par Max.
— Thomas aurait-il pu laisser délibérément arrêter le général Delestraint à la Muette, à Paris ?
— Je n’irai pas jusque-là.
— Mais vous vous en approchez ! »
Hardy demeure silencieux.
« Barrès aurait-il pu laisser délibérément arrêter Jean Moulin à Caluire ?
— Vous êtes fou !
— Je plaisantais », répond le juge sans rire.
Du regard, il cherche les clochetons noirs de la Conciergerie, mais il bute sur les rideaux tendus devant la fenêtre de la cuisine. Il revient à ses dossiers.
« Pourquoi Barrès tenait-il tant à ce que vous vous rendiez à Caluire ?
— Nous voulions faire nommer un homme à nous à la direction de l’Armée secrète. Barrès considérait que Thomas, seul, n’avait pas les capacités de s’opposer à Max.
— Mais vous ?
— A nous deux, il pensait que nous pouvions l’emporter.
— Plus encore s’il était venu lui-même.
— Certainement, mais comme nous l’avons déjà dit, il partait se marier. De toute façon, il n’était pas convié à Caluire.
— Vous non plus », rétorque le juge.
Il sait, d’après les témoignages recueillis, que trois jours avant les rencontres du pont Morand, Barrès et Thomas se sont retrouvés pour préparer la réunion de Caluire. C’est sans doute à cette occasion que le premier a demandé au second de convaincre Hardy de l’assister pour contrer Max.
« Parlez-moi de Barrès, dit le juge aimablement. Quand l’avez-vous connu ?
— A la prison de Toulon, en 1941.
— Vous saviez évidemment qu’il avait été membre de la Cagoule ?
— Oui. Un grand patriote néanmoins.
— Alain raconte qu’il faisait crier Vive la Cagoule dans les réunions clandestines.
— Cela me paraît très imprudent.
— Mais pas improbable ?
— Je ne l’ai jamais entendu.
— Avant la guerre, il écrivait dans des journaux d’extrême droite qui considéraient que le Front populaire était une saloperie, et Pierre Cot un traître. Je vous rappelle que Max, en tant que chef de cabinet de Pierre Cot, participait au Front populaire.
— Et puis ?
— Jusqu’en 1943, il écrivait dans L’Alerte , feuille antisémite, antigaulliste et pétainiste. Peut-être avez-vous lu ses articles. Il les signait Pierre Guillain de Bénouville. »
D’un mouvement de la main, Hardy exprime le peu d’importance qu’il accorde aux propos du juge. Ce qui a le don d’exaspérer ce dernier qui poursuit, assurant sa parole en même temps que le ton employé, plus tranchant :
« Idéologiquement, Max et Barrès ne peuvent que se haïr. Stratégiquement aussi : Max centralise les mouvements autour du généralde Gaulle, Barrès trafique avec les Américains d’Allan Dulles, en Suisse.
— Les Yankees proposaient des armes et de
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