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Les Confessions

Les Confessions

Titel: Les Confessions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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de temps à moi.
    Je sentis alors qu'il n'est pas toujours aussi aisé qu'on se
l'imagine d'être pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon
métier; le public ne le voulait pas. On imaginait mille petits
moyens de me dédommager du temps qu'on me faisait perdre. Bientôt
il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne.
Je ne connais pas d'assujettissement plus avilissant et plus cruel
que celui-là. Je n'y vis de remède que de refuser les cadeaux
grands et petits, de ne faire d'exception pour qui que ce fût. Tout
cela ne fit qu'attirer les donneurs, qui voulaient avoir la gloire
de vaincre ma résistance, et me forcer de leur être obligé malgré
moi. Tel qui ne m'aurait pas donné un écu si je l'avais demandé, ne
cessait de m'importuner de ses offres, et, pour se venger de les
voir rejetées, taxait mes refus d'arrogance et d'ostentation. On se
doutera bien que le parti que j'avais pris, et le système que je
voulais suivre, n'étaient pas du goût de madame le Vasseur. Tout le
désintéressement de la fille ne l'empêchait pas de suivre les
directions de sa mère; et les gouverneuses, comme les appelait
Gauffecourt, n'étaient pas toujours aussi fermes que moi dans leurs
refus. Quoiqu'on me cachât bien des choses, j'en vis assez pour
juger que je ne voyais pas tout; et cela me tourmenta, moins par
l'accusation de connivence qu'il m'était aisé de prévoir, que par
l'idée cruelle de ne pouvoir jamais être maître chez moi, ni de
moi. Je priais, je conjurais, je me fâchais, le tout sans succès;
la maman me faisait passer pour un grondeur éternel, pour un
bourru; c'étaient, avec mes amis, des chuchotteries continuelles;
tout était mystère et secret pour moi dans mon ménage; et, pour ne
pas m'exposer sans cesse à des orages, je n'osais plus m'informer
de ce qui s'y passait. Il aurait fallu, pour me tirer de tous ces
tracas, une fermeté dont je n'étais pas capable. Je savais crier,
et non pas agir; on me laissait dire, et l'on allait son train.
    Ces tiraillements continuels, et les importunités journalières
auxquelles j'étais assujetti, me rendirent enfin ma demeure et le
séjour de Paris désagréables. Quand mes incommodités me
permettaient de sortir, et que je ne me laissais pas entraîner ici
ou là par mes connaissances, j'allais me promener seul; je rêvais à
mon grand système, j'en jetais quelque chose sur le papier, à
l'aide d'un livret blanc et d'un crayon que j'avais toujours dans
ma poche. Voilà comment les désagréments imprévus d'un état de mon
choix me jetèrent par diversion tout à fait dans la littérature, et
voilà comment je portai dans tous mes premiers ouvrages la bile et
l'humeur qui m'en faisaient occuper.
    Une autre chose y contribuait encore. Jeté malgré moi dans le
monde sans en avoir le ton, sans être en état de le prendre et de
m'y pouvoir assujettir, je m'avisai d'en prendre un à moi qui m'en
dispensât. Ma sotte et maussade timidité, que je ne pouvais
vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer aux bienséances,
je pris, pour m'enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Je me
fis cynique et caustique par honte; j'affectai de mépriser la
politesse que je ne savais pas pratiquer. Il est vrai que cette
âpreté, conforme à mes nouveaux principes, s'ennoblissait dans mon
âme, y prenait l'intrépidité de la vertu; et c'est, je l'ose dire,
sur cette auguste base qu'elle s'est soutenue mieux et plus
longtemps qu'on n'aurait dû l'attendre d'un effort si contraire à
mon naturel. Cependant, malgré la réputation de misanthropie que
mon extérieur et quelques mots heureux me donnèrent dans le monde,
il est certain que, dans le particulier, je soutins toujours mal
mon personnage, que mes amis et mes connaissances menaient cet ours
si farouche comme un agneau, et que, bornant mes sarcasmes à des
vérités dures, mais générales, je n'ai jamais su dire un mot
désobligeant à qui que ce fût.
    Le Devin du village acheva de me mettre à la mode, et bientôt il
n'y eut pas d'homme plus recherché que moi dans Paris. L'histoire
de cette pièce, qui fait époque, tient à celle des liaisons que
j'avais pour lors. C'est un détail dans lequel je dois entrer pour
l'intelligence de ce qui doit suivre.
    J'avais un assez grand nombre de connaissances, mais deux seuls
amis de choix, Diderot et Grimm. Par un effet du désir que j'ai de
rassembler tout ce qui m'est cher, j'étais trop l'ami de tous les
deux pour qu'ils ne le fussent pas

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