Les Confessions
compatriote, mon parent et mon ami, qui
s'était fait à Passy une retraite charmante où j'ai coulé de bien
paisibles moments. M. Mussard était un joaillier, homme de bon
sens, qui, après avoir acquis dans son commerce une fortune
honnête, et avoir marié sa fille unique à M. de Valmalette, fils
d'un agent de change et maître d'hôtel du roi, prit le sage parti
de quitter le négoce et les affaires, et de mettre un intervalle de
repos et de jouissance entre le tracas de la vie et la mort. Le
bonhomme Mussard, vrai philosophe de pratique, vivait sans souci,
dans une maison très agréable qu'il s'était bâtie, et dans un très
joli jardin qu'il avait planté de ses mains. En fouillant à fond de
cuve les terrasses de ce jardin, il trouva des coquillages
fossiles, et il en trouva en si grande quantité, que son
imagination exaltée ne vit plus que coquilles dans la nature, et
qu'il crut enfin tout de bon que l'univers n'était que coquilles,
débris de coquilles, et que la terre n'était que du cron. Toujours
occupé de cet objet de ses singulières découvertes, il s'échauffa
si bien sur ces idées, qu'elles se seraient enfin tournées dans sa
tête en système, c'est-à-dire en folie, si, très heureusement pour
sa raison, mais bien malheureusement pour ses amis, auxquels il
était cher, et qui trouvaient chez lui l'asile le plus agréable, la
mort ne fût venue le leur enlever par la plus étrange et cruelle
maladie: c'était une tumeur dans l'estomac, toujours croissante,
qui l'empêchait de manger, sans que durant très longtemps on en
trouvât la cause, et qui finit, après plusieurs années de
souffrances, par le faire mourir de faim. Je ne puis me rappeler,
sans des serrements de cœur, les derniers temps de ce pauvre et
digne homme, qui, nous recevant encore avec tant de plaisir,
Lenieps et moi, les seuls amis que le spectacle des maux qu'il
souffrait n'écarta pas de lui, jusqu'à sa dernière heure, qui,
dis-je, était réduit à dévorer des yeux le repas qu'il nous faisait
servir, sans pouvoir presque humer quelques gouttes d'un thé bien
léger, qu'il fallait rejeter un moment après. Mais avant ces temps
de douleur, combien j'en ai passé chez lui d'agréables avec les
amis d'élite qu'il s'était faits! A leur tête je mets l'abbé
Prevost, homme très aimable et très simple, dont le cœur vivifiait
ses écrits, dignes de l'immortalité, et qui n'avait rien dans
l'humeur ni dans la société du sombre coloris qu'il donnait à ses
ouvrages; le médecin Procope, petit Ésope à bonnes fortunes;
Boulanger, le célèbre auteur posthume du Despotisme oriental, et
qui, je crois, étendait les systèmes de Mussard sur la durée du
monde: en femmes, madame Denis, nièce de Voltaire, qui, n'étant
alors qu'une bonne femme, ne faisait pas encore du bel esprit;
madame Vanloo, non pas belle assurément, mais charmante, qui
chantait comme un ange; madame de Valmalette elle-même, qui
chantait aussi, et qui, quoique fort maigre, eût été fort aimable
si elle en eût moins eu la prétention. Telle était à peu près la
société de M. Mussard, qui m'aurait assez plu si son tête-à-tête
avec sa conchyliomanie ne m'avait plu davantage; et je puis dire
que pendant plus de six mois j'ai travaillé à son cabinet avec
autant de plaisir que lui-même.
Il y avait longtemps qu'il prétendait que pour mon état les eaux
de Passy me seraient salutaires, et qu'il m'exhortait à les venir
prendre chez lui. Pour me tirer, un peu de l'urbaine cohue, je me
rendis à la fin, et je fus passer à Passy huit ou dix jours, qui me
firent plus de bien parce que j'étais à la campagne, que parce que
j'y prenais les eaux. Mussard jouait du violoncelle, et aimait
passionnément la musique italienne. Un soir nous en parlâmes
beaucoup avant de nous coucher et surtout des opere buffe que nous
avions vus l'un et l'autre en Italie, et dont nous étions tous deux
transportés. La nuit, ne dormant pas, j'allai rêver comment on
pourrait faire pour donner en France l'idée d'un drame de ce genre;
car les Amours de Ragonde n'y ressemblaient point du tout. Le
matin, en me promenant et prenant des eaux, je fis quelques
manières de vers très à la hâte, et j'y adaptai des chants qui me
revinrent en les faisant. Je barbouillai le tout dans une espèce de
salon voûté qui était au haut du jardin; et au thé, je ne pus
m'empêcher de montrer ces airs à Mussard et à mademoiselle
Duvernois sa gouvernante, qui était en vérité une
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