Les Confessions
indépendant, qui n'aime à
travailler qu'à son heure. Mon métier de copiste de musique n'était
ni brillant ni lucratif; mais il était sûr. On me savait gré dans
le monde d'avoir eu le courage de le choisir. Je pouvais compter
que l'ouvrage ne me manquerait pas, et il pouvait me suffire pour
vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me restaient du
produit du Devin du village et de mes autres écrits, me faisaient
une avance pour n'être pas à l'étroit; et plusieurs ouvrages que
j'avais sur le métier me promettaient, sans rançonner les
libraires, des suppléments suffisants pour travailler à mon aise,
sans m'excéder, et même en mettant à profit les loisirs de la
promenade. Mon petit ménage, composé de trois personnes, qui toutes
s'occupaient utilement, n'était pas d'un entretien fort coûteux.
Enfin mes ressources, proportionnées à mes besoins et à mes désirs,
pouvaient raisonnablement me promettre une vie heureuse et durable
dans celle que mon inclination m'avait fait choisir.
J'aurais pu me jeter tout à fait du côté le plus lucratif; et au
lieu d'asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à des
écrits qui, du vol que j'avais pris et que je me sentais en état de
soutenir, pouvaient me faire vivre dans l'abondance et même dans
l'opulence, pour peu que j'eusse voulu joindre des manœuvres
d'auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentais
qu'écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie et tué
mon talent, qui était moins dans ma plume que dans mon cœur, et né
uniquement d'une façon de penser élevée et fière, qui seul pouvait
le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d'une
plume toute vénale. La nécessité, l'avidité peut-être, m'eût fait
faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne m'eût pas
plongé dans les cabales, il m'eût fait chercher à dire moins des
choses utiles et vraies, que des choses qui plussent à la
multitude; et d'un auteur distingué que je pouvais être, je
n'aurais été qu'un barbouilleur de papier. Non, non: j'ai toujours
senti que l'état d'auteur n'était, ne pouvait être illustre et
respectable, qu'autant qu'il n'était pas un métier. Il est trop
difficile de penser noblement, quand on ne pense que pour vivre.
Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas
dépendre de son succès. Je jetais mes livres dans le public avec la
certitude d'avoir parlé pour le bien commun, sans aucun souci du
reste. Si l'ouvrage était rebuté, tant pis pour ceux qui n'en
voulaient pas profiter. Pour moi, je n'avais pas besoin de leur
approbation pour vivre. Mon métier pouvait me nourrir, si mes
livres ne se vendaient pas; et voilà précisément ce qui les faisait
vendre.
Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n'y plus
habiter, car je ne compte pas pour habitation quelques courts
séjours que j'ai faits depuis, tant à Paris qu'à Londres et dans
d'autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré moi.
Madame d'Épinay vint nous prendre tous trois dans son carrosse; son
fermier vint charger mon petit bagage, et je fus installé dès le
même jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée et meublée
simplement, mais proprement, et même avec goût. La main qui avait
donné ses soins à cet ameublement le rendait à mes yeux d'un prix
inestimable, et je trouvais délicieux d'être l'hôte de mon amie,
dans une maison de mon choix, qu'elle avait bâtie exprès pour
moi.
Quoiqu'il fît froid et qu'il y eût même encore de la neige, la
terre commençait à végéter; on voyait des violettes et des
primevères, les bourgeons des arbres commençaient à poindre, et la
nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du
rossignol, qui se fit entendre presque à ma fenêtre, dans un bois
qui touchait la maison. Après un léger sommeil, oubliant à mon
réveil ma transplantation, je me croyais encore dans la rue de
Grenelle, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir, et je
m'écriai dans mon transport: Enfin tous mes vœux sont accomplis.
Mon premier soin fut de me livrer à l'impression des objets
champêtres dont j'étais entouré. Au lieu de commencer à m'arranger
dans mon logement, je commençai par m'arranger pour mes promenades,
et il n'y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet, pas
un réduit autour de ma demeure que je n'eusse parcouru dès le
lendemain. Plus j'examinais cette charmante retraite, plus je la
sentais faite pour
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