Les Confessions
le peu de soin qu'il prenait de s'en faire écouter. C'était
pour cela qu'on m'avait proposé ce travail comme utile en lui-même,
et comme très convenable à un homme laborieux en manœuvre, mais
paresseux comme auteur, qui trouvant la peine de penser très
fatigante, aimait mieux, en choses de son goût, éclaircir et
pousser les idées d'un autre que d'en créer. D'ailleurs, en ne me
bornant pas à la fonction de traducteur, il ne m'était pas défendu
de penser quelquefois par moi-même; et je pouvais donner telle
forme à mon ouvrage, que bien d'importantes vérités y passeraient
sous le manteau de l'abbé de Saint-Pierre, encore plus heureusement
que sous le mien. L'entreprise, au reste, n'était pas légère; il ne
s'agissait de rien moins que de lire, de méditer, d'extraire
vingt-trois volumes, diffus, confus, pleins de longueurs, de
redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il en
fallait pêcher quelques-unes, grandes, belles, et qui donnaient le
courage de supporter ce pénible travail. Je l'aurais moi-même
souvent abandonné, si j'eusse honnêtement pu m'en dédire, mais en
recevant les manuscrits de l'abbé, qui me furent donnés par son
neveu le comte de Saint-Pierre, à la sollicitation de
Saint-Lambert, je m'étais en quelque sorte engagé d'en faire usage,
et il fallait ou les rendre, ou tâcher d'en tirer parti. C'était
dans cette dernière intention que j'avais apporté ces manuscrits à
l'Ermitage, et c'était là le premier ouvrage auquel je comptais
donner mes loisirs.
J'en méditais un troisième, dont je devais l'idée à des
observations faites sur moi-même; et je me sentais d'autant plus de
courage à l'entreprendre, que j'avais lieu d'espérer de faire un
livre vraiment utile aux hommes, et même un des plus utiles qu'on
pût leur offrir, si l'exécution répondait dignement au plan que je
m'étais tracé. L'on a remarqué que la plupart des hommes sont, dans
le cours de leur vie, souvent dissemblables à eux-mêmes, et
semblent se transformer en des hommes tout différents. Ce n'était
pas pour établir une chose aussi connue que je voulais faire un
livre; j'avais un objet plus neuf et même plus important: c'était
de chercher les causes de ces variations, et de m'attacher à celles
qui dépendaient de nous, pour montrer comment elles pouvaient être
dirigées par nous-mêmes, pour nous rendre meilleurs et plus sûrs de
nous. Car il est, sans contredit, plus pénible à l'honnête homme de
résister à des désirs déjà tout formés qu'il doit vaincre, que de
prévenir, changer ou modifier ces mêmes désirs dans leur source,
s'il était en état d'y remonter. Un homme tenté résiste une fois
parce qu'il est fort, et succombe une autre fois parce qu'il est
faible; s'il eût été le même qu'auparavant, il n'aurait pas
succombé.
En sondant en moi-même, et en recherchant dans les autres à quoi
tenaient ces diverses manières d'être, je trouvai qu'elles
dépendaient en grande partie de l'impression antérieure des objets
extérieurs, et que, modifiés continuellement par nos sens et par
nos organes, nous portions, sans nous en apercevoir, dans nos
idées, dans nos sentiments, dans nos actions mêmes, l'effet de ces
modifications. Les frappantes et nombreuses observations que
j'avais recueillies étaient au-dessus de toute dispute; et par
leurs principes physiques elles me paraissaient propres à fournir
un régime extérieur, qui, varié selon les circonstances, pouvait
mettre ou maintenir l'âme dans l'état le plus favorable à la vertu.
Que d'écarts on sauverait à la raison, que de vices on empêcherait
de naître, si l'on savait forcer l'économie animale à favoriser
l'ordre moral qu'elle trouble si souvent! Les climats, les saisons,
les sons, les couleurs, l'obscurité, la lumière, les éléments, les
aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit
sur notre machine, et sur notre âme par conséquent; tout nous offre
mille prises presque assurées, pour gouverner dans leur origine les
sentiments dont nous nous laissons dominer. Telle était l'idée
fondamentale dont j'avais déjà jeté l'esquisse sur le papier, et
dont j'espérais un effet d'autant plus sûr pour les gens bien nés,
qui, aimant sincèrement la vertu, se défient de leur faiblesse,
qu'il me paraissait aisé d'en faire un livre agréable à lire, comme
il l'était à composer. J'ai cependant bien peu travaillé à cet
ouvrage, dont le titre était la Morale
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