Les Confessions
à tout l'ordre social, je m'en fis un plus grand
secret de concorde et de paix publique; objet plus grand, plus
important peut-être en lui-même, et du moins pour le moment où l'on
se trouvait. L'orage excité par l'Encyclopédie, loin de se calmer,
était alors dans sa plus grande force. Les deux partis, déchaînés
l'un contre l'autre avec la dernière fureur, ressemblaient plutôt à
des loups enragés, acharnés à s'entre-déchirer, qu'à des chrétiens
et des philosophes qui veulent réciproquement s'éclairer, se
convaincre, et se ramener dans la voie de la vérité. Il ne manquait
peut-être à l'un et à l'autre que des chefs remuants qui eussent du
crédit, pour dégénérer en guerre civile; et Dieu sait ce qu'eût
produit une guerre civile de religion, où l'intolérance la plus
cruelle était au fond la même des deux côtés. Ennemi né de tout
esprit de parti, j'avais dit franchement aux uns et aux autres des
vérités dures qu'ils n'avaient pas écoutées. Je m'avisai d'un autre
expédient, qui, dans ma simplicité, me parut admirable: c'était
d'adoucir leur haine réciproque en détruisant leurs préjugés, et de
montrer à chaque parti le mérite et la vertu dans l'autre, dignes
de l'estime publique et du respect de tous les mortels. Ce projet
peu sensé, qui supposait de la bonne foi dans les hommes, et par
lequel je tombais dans le défaut que je reprochais à l'abbé de
Saint-Pierre, eut le succès qu'il devait avoir; il ne rapprocha
point les partis, et ne les réunit que pour m'accabler. En
attendant que l'expérience m'eût fait sentir ma folie, je m'y
livrai, j'ose le dire, avec un zèle digne du motif qui me
l'inspirait, et je dessinai les deux caractères de Wolmar et de
Julie, dans un ravissement qui me faisait espérer de les rendre
aimables tous les deux, et, qui plus est, l'un par l'autre.
Content d'avoir grossièrement esquissé mon plan, je revins aux
situations de détail que j'avais tracées; et de l'arrangement que
je leur donnai résultèrent les deux premières parties de la Julie,
que je fis et mis au net durant cet hiver avec un plaisir
inexprimable, employant pour cela le plus beau papier doré, de la
poudre d'azur et d'argent pour sécher l'écriture, de la nonpareille
bleue pour coudre mes cahiers; enfin ne trouvant rien d'assez
galant, rien d'assez mignon pour les charmantes filles dont je
raffolais comme un autre Pygmalion. Tous les soirs, au coin de mon
feu, je lisais et relisais ces deux parties aux gouverneuses. La
fille, sans rien dire, sanglotait avec moi d'attendrissement; la
mère, qui ne trouvant point là de compliments, n'y comprenait rien,
restait tranquille, et se contentait, dans les moments de silence,
de me répéter toujours: Monsieur, cela est bien beau.
Madame d'Épinay, inquiète de me savoir seul en hiver au milieu
des bois, dans une maison isolée, envoyait très souvent savoir de
mes nouvelles. Jamais je n'eus de si vrais témoignages de son
amitié pour moi, et jamais la mienne n'y répondit plus vivement.
J'aurais tort de ne pas spécifier parmi ces témoignages, qu'elle
m'envoya son portrait, et qu'elle me demanda des instructions pour
avoir le mien peint par Latour, et qui avait été exposé au salon.
Je ne dois pas non plus omettre une autre de ses attentions, qui
paraîtra risible, mais qui fait trait à l'histoire de mon
caractère, par l'impression qu'elle fit sur moi. Un jour qu'il
gelait très fort, en ouvrant un paquet qu'elle m'envoyait de
plusieurs commissions dont elle s'était chargée, j'y trouvai un
petit jupon de dessous, de flanelle d'Angleterre, qu'elle me
marquait avoir porté, et dont elle voulait que je me fisse un
gilet. Le tour de son billet était charmant, plein de caresse et de
naïveté. Ce soin, plus qu'amical, me parut si tendre, comme si elle
se fût dépouillée pour me vêtir, que, dans mon émotion, je baisai
vingt fois en pleurant le billet et le jupon. Thérèse me croyait
devenu fou. Il est singulier que, de toutes les marques d'amitié
que madame d'Épinay m'a prodiguées, aucune ne m'a jamais touché
comme celle-là; et que même, depuis notre rupture, je n'y ai jamais
repensé sans attendrissement. J'ai longtemps conservé son petit
billet; et je l'aurais encore, s'il n'eût eu le sort de mes autres
lettres du même temps.
Quoique mes rétentions me laissassent alors peu de relâche en
hiver, et qu'une partie de celui-ci je fusse réduit à l'usage des
sondes, ce fut pourtant, à tout prendre, la
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