Les Confessions
saison que depuis ma
demeure en France j'ai passée avec le plus de douceur et de
tranquillité. Durant quatre ou cinq mois que le mauvais temps me
tint davantage à l'abri des survenants, je savourai, plus que je
n'ai fait avant et depuis, cette vie indépendante, égale et simple,
dont la jouissance ne faisait pour moi qu'augmenter le prix, sans
autre compagnie que celle des deux gouverneuses en réalité, et
celle des deux cousines en idée. C'est alors surtout que je me
félicitais chaque jour davantage du parti que j'avais eu le bon
sens de prendre, sans égard aux clameurs de mes amis, fâchés de me
voir affranchi de leur tyrannie; et quand j'appris l'attentat d'un
forcené, quand Deleyre et madame d'Épinay me parlaient dans leurs
lettres du trouble et de l'agitation qui régnaient dans Paris,
combien je remerciai le ciel de m'avoir éloigné de ces spectacles
d'horreurs et de crimes, qui n'eussent fait que nourrir, qu'aigrir
l'humeur bilieuse que l'aspect des désordres publics m'avait
donnée; tandis que, ne voyant plus autour de ma retraite que des
objets riants et doux, mon cœur ne se livrait qu'à des sentiments
aimables. Je note ici avec complaisance le cours des derniers
moments paisibles qui m'ont été laissés. Le printemps qui suivit
cet hiver si calme vit éclore le germe des malheurs qui me restent
à décrire, et dans le tissu desquels on ne verra plus d'intervalle
semblable, où j'aie eu le loisir de respirer.
Je crois pourtant me rappeler que durant cet intervalle de paix,
et jusqu'au fond de ma solitude, je ne restai pas tout à fait
tranquille de la part des holbachiens. Diderot me suscita quelque
tracasserie, et je suis fort trompé si ce n'est durant cet hiver
que parut le Fils naturel, dont j'aurai bientôt à parler. Outre
que, par des causes qu'on saura dans la suite, il m'est resté peu
de monuments sûrs de cette époque, ceux même qu'on m'a laissés sont
très peu précis quant aux dates. Diderot ne datait jamais ses
lettres. Madame d'Épinay, madame d'Houdetot ne dataient guère les
leurs que du jour de la semaine, et Deleyre faisait comme elles le
plus souvent. Quand j'ai voulu ranger ces lettres dans leur ordre,
il a fallu suppléer, en tâtonnant, des dates incertaines, sur
lesquelles je ne puis compter. Ainsi, ne pouvant fixer avec
certitude le commencement de ces brouilleries, j'aime mieux
rapporter ci-après, dans un seul article, tout ce que je m'en puis
rappeler.
Le retour du printemps avait redoublé mon tendre délire, et dans
mes érotiques transports j'avais composé pour les dernières parties
de la Julie plusieurs lettres qui se sentent du ravissement dans
lequel je les écrivis. Je puis citer entre autres celle de
l'Élysée, et de la promenade sur le lac, qui, si je m'en souviens
bien, sont à la fin de la quatrième partie. Quiconque en lisant ces
deux lettres ne sent pas amollir et fondre son cœur dans
l'attendrissement qui me les dicta, doit fermer le livre: il n'est
pas fait pour juger des choses de sentiment.
Précisément dans le même temps, j'eus de madame d'Houdetot une
seconde visite imprévue. En l'absence de son mari qui était
capitaine de gendarmerie, et de son amant qui servait aussi, elle
était venue à Eaubonne, au milieu de la vallée de Montmorency, où
elle avait loué une assez jolie maison. Ce fut de là qu'elle vint
faire à l'Ermitage une nouvelle excursion. A ce voyage, elle était
à cheval et en homme. Quoique je n'aime guère ces sortes de
mascarades, je fus pris à l'air romanesque de celle-là, et pour
cette fois, ce fut de l'amour. Comme il fut le premier et l'unique
en toute ma vie, et que ses suites le rendront à jamais mémorable
et terrible à mon souvenir, qu'il me soit permis d'entrer dans
quelque détail sur cet article.
Madame la comtesse d'Houdetot approchait de la trentaine, et
n'était point belle; son visage était marqué de petite vérole; son
teint manquait de finesse; elle avait la vue basse et les yeux un
peu ronds, mais elle avait l'air jeune avec tout cela; et sa
physionomie, à la fois vive et douce, était caressante; elle avait
une forêt de grands cheveux noirs, naturellement bouclés, qui lui
tombaient au jarret; sa taille était mignonne, et elle mettait dans
tous ses mouvements de la gaucherie et de la grâce tout à la fois.
Elle avait l'esprit très naturel et très agréable; la gaieté,
l'étourderie et la naïveté s'y mariaient heureusement: elle
abondait en saillies charmantes qu'elle ne
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