Les Confessions
cet
accueil on l'en croyait amoureux, il l'envoya à Annecy, escortée
par un détachement de ses gardes, où, sous la direction de
Michel-Gabriel de Bernex, évêque titulaire de Genève, elle fit
abjuration au couvent de la Visitation.
Il y avait six ans qu'elle y était quand j'y vins, et elle en
avait alors vingt-huit, étant née avec le siècle. Elle avait de ces
beautés qui se conservent, parce qu'elles sont plus dans la
physionomie que dans les traits; aussi la sienne était-elle encore
dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre,
un regard très doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure
de la mienne, des cheveux cendrés d'une beauté peu commune, et
auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très piquante.
Elle était petite de stature, courte même, et ramassée un peu dans
sa taille, quoique sans difformité; mais il était impossible de
voir une plus belle tête, un plus beau sein, de plus belles mains
et de plus beaux bras.
Son éducation avait été fort mêlée: elle avait ainsi que moi
perdu sa mère dès sa naissance; et, recevant indifféremment des
instructions comme elles s'étaient présentées, elle avait appris un
peu de sa gouvernante, un peu de son père, un peu de ses maîtres,
et beaucoup de ses amants, surtout d'un M. de Tavel, qui, ayant du
goût et des connaissances, en orna la personne qu'il aimait. Mais
tant de genres différents se nuisirent les uns aux autres, et le
peu d'ordre qu'elle y mit empêcha que ses diverses études
n'étendissent la justesse naturelle de son esprit. Ainsi,
quoiqu'elle eût quelques principes de philosophie et de physique,
elle ne laissa pas de prendre le goût que son père avait pour la
médecine empirique et pour l'alchimie: elle faisait des élixirs,
des teintures, des baumes, des magistères; elle prétendait avoir
des secrets. Les charlatans, profitant de sa faiblesse,
s'emparèrent d'elle, l'obsédèrent, la ruinèrent, et consumèrent, au
milieu des fourneaux et des drogues, son esprit, ses talents et ses
charmes, dont elle eût pu faire les délices des meilleures
sociétés.
Mais si de vils fripons abusèrent de son éducation mal dirigée
pour obscurcir les lumières de sa raison, son excellent cœur fut à
l'épreuve et demeura toujours le même: son caractère aimant et
doux, sa sensibilité pour les malheureux, son inépuisable bonté,
son humeur gaie, ouverte et franche, ne s'altérèrent jamais; et
même, aux approches de la vieillesse, dans le sein de l'indigence,
des maux, des calamités diverses, la sérénité de sa belle âme lui
conserva jusqu'à la fin de sa vie toute la gaieté de ses plus beaux
jours.
Ses erreurs lui vinrent d'un fonds d'activité inépuisable qui
voulait sans cesse de l'occupation. Ce n'était pas des intrigues de
femmes qu'il lui fallait, c'était des entreprises à faire et à
diriger. Elle était née pour les grandes affaires. A sa place,
madame de Longueville n'eût été qu'une tracassière; à la place de
madame de Longueville, elle eût gouverné l'État. Ses talents ont
été déplacés; et ce qui eût fait sa gloire dans une situation plus
élevée a fait sa perte dans celle où elle a vécu. Dans les choses
qui étaient à sa portée, elle étendait toujours son plan dans sa
tête et voyait toujours son objet en grand. Cela faisait
qu'employant des moyens proportionnés à ses vues plus qu'à ses
forces, elle échouait par la faute des autres; et son projet venant
à manquer, elle était ruinée où d'autres n'auraient presque rien
perdu. Ce goût des affaires, qui lui fit tant de maux, lui fit du
moins un grand bien dans son asile monastique, en l'empêchant de
s'y fixer pour le reste de ses jours comme elle en était tentée. La
vie uniforme et simple des religieuses, leur petit cailletage de
parloir, tout cela ne pouvait flatter un esprit toujours en
mouvement, qui, formant chaque jour de nouveaux systèmes, avait
besoin de liberté pour s'y livrer. Le bon évêque de Bernex, avec
moins d'esprit que François de Sales, lui ressemblait sur bien des
points; et madame de Warens, qu'il appelait sa fille, et qui
ressemblait à madame de Chantal sur beaucoup d'autres, eût pu lui
ressembler encore dans sa retraite, si son goût ne l'eût détournée
de l'oisiveté d'un couvent. Ce ne fut point manque de zèle si cette
aimable femme ne se livra pas aux menues pratiques de dévotion qui
semblaient convenir à une nouvelle convertie vivant sous la
direction
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