Les Confessions
les descendants des gentilshommes de la Cuiller.
J'allai voir M. de Pontverre. Il me reçut bien, me parla de
l'hérésie de Genève, de l'autorité de la sainte mère Église, et me
donna à dîner. Je trouvai peu de choses à répondre à des arguments
qui finissaient ainsi, et je jugeai que des curés chez qui l'on
dînait si bien valaient tout au moins nos ministres. J'étais
certainement plus savant que M. de Pontverre, tout gentilhomme
qu'il était; mais j'étais trop bon convive pour être si bon
théologien; et son vin de Frangi, qui me parut excellent,
argumentait si victorieusement pour lui, que j'aurais rougi de
fermer la bouche à un si bon hôte. Je cédais donc, ou du moins je
ne résistais pas en face. A voir les ménagements dont j'usais, on
m'aurait cru faux. On se fût trompé; je n'étais qu'honnête, cela
est certain. La flatterie, ou plutôt la condescendance, n'est pas
toujours un vice; elle est plus souvent une vertu, surtout dans les
jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite nous
attache à lui; ce n'est pas pour l'abuser qu'on lui cède, c'est
pour ne pas l'attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le
bien. Quel intérêt avait M. de Pontverre à m'accueillir, à me bien
traiter, à vouloir me convaincre? nul autre que le mien propre. Mon
jeune cœur se disait cela. J'étais touché de reconnaissance et de
respect pour le bon prêtre. Je sentais ma supériorité, je ne
voulais pas l'en accabler pour prix de son hospitalité. Il n'y
avait point de motif hypocrite à cette conduite: je ne songeais
point à changer de religion; et, bien loin de me familiariser si
vite avec cette idée, je ne l'envisageais qu'avec une horreur qui
devait l'écarter de moi pour longtemps: je voulais seulement ne
point fâcher ceux qui me caressaient dans cette vue; je voulais
cultiver leur bienveillance, et leur laisser l'espoir du succès, en
paraissant moins armé que je ne l'étais en effet. Ma faute en cela
ressemblait à la coquetterie des honnêtes femmes, qui quelquefois,
pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien permettre ni rien
promettre, faire espérer plus qu'elles ne veulent tenir.
La raison, la pitié, l'amour de l'ordre, exigeaient assurément
que, loin de se prêter à ma folie, on m'éloignât de ma perte où je
courais, en me renvoyant dans ma famille. C'est là ce qu'aurait
fait ou tâché de faire tout homme vraiment vertueux. Mais quoique
M. de Pontverre fût un bon homme, ce n'était assurément pas un
homme vertueux; au contraire, c'était un dévot qui ne connaissait
d'autre vertu que d'adorer les images et de dire le rosaire; une
espèce de missionnaire qui n'imaginait rien de mieux, pour le bien
de la foi, que de faire des libelles contre les ministres de
Genève. Loin de penser à me renvoyer chez moi, il profita du désir
que j'avais de m'en éloigner, pour me mettre hors d'état d'y
retourner quand même il m'en prendrait envie. Il y avait tout à
parier qu'il m'envoyait périr de misère, ou devenir un vaurien. Ce
n'était point là ce qu'il voyait. Il voyait une âme ôtée à
l'hérésie et rendue à l'Église. Honnête homme ou vaurien,
qu'importait cela, pourvu que j'allasse à la messe? Il ne faut pas
croire, au reste, que cette façon de penser soit particulière aux
catholiques, elle est celle de toute religion dogmatique où l'on
fait l'essentiel, non de faire, mais de croire.
Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre: allez à Annecy; vous
y trouverez une bonne dame bien charitable, que les bienfaits du
roi mettent en état de retirer d'autres âmes de l'erreur dont elle
est sortie elle-même. Il s'agissait de madame de Warens, nouvelle
convertie, que les prêtres forçaient en effet de partager, avec la
canaille qui venait vendre sa foi, une pension de deux mille francs
que lui donnait le roi de Sardaigne. Je me sentais fort humilié
d'avoir besoin d'une bonne dame bien charitable. J'aimais fort
qu'on me donnât mon nécessaire, mais non pas qu'on me fît la
charité; et une dévote n'était pas pour moi fort attirante.
Toutefois, pressé par M. de Pontverre, par la faim qui me
talonnait, bien aise aussi de faire un voyage et d'avoir un but, je
prends mon parti, quoique avec peine, et je pars pour Annecy. J'y
pouvais être aisément en un jour; mais je ne me pressais pas, j'en
mis trois. Je ne voyais pas un château à droite ou à gauche, sans
aller chercher l'aventure que j'étais sûr qui m'y attendait. Je
n'osais entrer dans le château ni
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