Les Confessions
m'abandonner à la fatalité de ma destinée, qu'on me
permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m'attendait
naturellement, si j'étais tombé dans les mains d'un meilleur
maître. Rien n'était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à
me rendre heureux, que l'état tranquille et obscur d'un bon
artisan, dans certaines classes surtout, telle qu'est à Genève
celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une
subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné
mon ambition pour le reste de mes jours; et me laissant un loisir
honnête pour cultiver des goûts modérés, il m'eût contenu dans ma
sphère sans m'offrir aucun moyen d'en sortir. Ayant une imagination
assez riche pour orner de ses chimères tous les états, assez
puissante pour me transporter, pour ainsi dire, à mon gré de l'un à
l'autre, il m'importait peu dans lequel je fusse en effet. Il ne
pouvait y avoir si loin du lieu où j'étais au premier château en
Espagne, qu'il ne me fût aisé de m'y établir. De cela seul il
suivait que l'état le plus simple, celui qui donnait le moins de
tracas et de soins, celui qui laissait l'esprit le plus libre,
était celui qui me convenait le mieux; et c'était précisément le
mien. J'aurais passé dans le sein de ma religion, de ma patrie, de
ma famille et de mes amis, une vie paisible et douce, telle qu'il
la fallait à mon caractère, dans l'uniformité d'un travail de mon
goût et d'une société selon mon cœur. J'aurais été bon chrétien,
bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme
en toute chose. J'aurais aimé mon état, je l'aurais honoré
peut-être; et, après avoir passé une vie obscure et simple, mais
égale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des miens.
Bientôt oublié sans doute, j'aurais été regretté du moins aussi
longtemps qu'on se serait souvenu de moi.
Au lieu de cela… Quel tableau vais-je faire ? Ah !
n'anticipons point sur les misères de ma vie; je n'occuperai que
trop mes lecteurs de ce triste sujet.
Livre II
Autant le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir
m'avait paru triste, autant celui où je l'exécutai me parut
charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis,
mes ressources; laisser un apprentissage à moitié fait sans savoir
mon métier assez pour en vivre; me livrer aux horreurs de la misère
sans avoir aucun moyen d'en sortir; dans l'âge de la faiblesse et
de l'innocence, m'exposer à toutes les tentations du vice et du
désespoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges,
l'esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui
que je n'avais pu souffrir; c'était là ce que j'allais faire,
c'était la perspective que j'aurais dû envisager. Que celle que je
me peignais était différente! L'indépendance que je croyais avoir
acquise était le seul sentiment qui m'affectait. Libre et maître de
moi-même, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout: je
n'avais qu'à m'élancer pour m'élever et voler dans les airs.
J'entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde; mon mérite
allait le remplir; à chaque pas j'allais trouver des festins, des
trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses
empressées à me plaire: en me montrant j'allais occuper de moi
l'univers; non pas pourtant l'univers tout entier, je l'en
dispensais en quelque sorte, il ne m'en fallait pas tant; une
société charmante me suffisait, sans m'embarrasser du reste. Ma
modération m'inscrivait dans une sphère étroite, mais
délicieusement choisie, où j'étais assuré de régner. Un seul
château bornait mon ambition: favori du seigneur et de la dame,
amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins,
j'étais content; il ne m'en fallait pas davantage.
En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques jours autour de
la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous me
reçurent avec plus de bonté que n'auraient fait des urbains. Ils
m'accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop bonnement pour
en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s'appeler faire l'aumône;
ils n'y mettaient pas assez l'air de la supériorité.
A force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu'à
Confignon, terres de Savoie à deux lieues de Genève. Le curé
s'appelait M. de Pontverre. Ce nom, fameux dans l'histoire de la
République, me frappa beaucoup. J'étais curieux de voir comment
étaient faits
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