Les Confessions
d'un prélat. Quel qu'eût été le motif de son changement
de religion, elle fut sincère dans celle qu'elle avait embrassée.
Elle a pu se repentir d'avoir commis la faute, mais non pas désirer
d'en revenir. Elle n'est pas seulement morte bonne catholique, elle
a vécu telle de bonne foi; et j'ose affirmer, moi qui pense avoir
lu dans le fond de son âme, que c'était uniquement par aversion
pour les simagrées qu'elle ne faisait point en public la dévote.
Elle avait une piété trop solide pour affecter de la dévotion. Mais
ce n'est pas ici le lieu de m'étendre sur ses principes; j'aurai
d'autres occasions d'en parler.
Que ceux qui nient la sympathie des âmes expliquent, s'ils
peuvent, comment, de la première entrevue, du premier mot, du
premier regard, madame de Warens m'inspira non seulement le plus
vif attachement, mais une confiance parfaite et qui ne s'est jamais
démentie. Supposons que ce que j'ai senti pour elle fût
véritablement de l'amour, ce qui paraîtra tout au moins douteux à
qui suivra l'histoire de nos liaisons; comment cette passion
fut-elle accompagnée, dès sa naissance, des sentiments qu'elle
inspire le moins, la paix du cœur, le calme, la sérénité, la
sécurité, l'assurance? Comment, en approchant pour la première fois
d'une femme aimable, polie, éblouissante, d'une dame d'un état
supérieur au mien, dont je n'avais jamais abordé la pareille, de
celle dont dépendait mon sort en quelque sorte par l'intérêt plus
ou moins grand qu'elle y prendrait; comment, dis-je, avec tout cela
me trouvai-je à l'instant aussi libre, aussi à mon aise que si
j'eusse été parfaitement sûr de lui plaire. Comment n'eus-je pas un
moment d'embarras, de timidité, de gêne. Naturellement honteux,
décontenancé, n'ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec
elle, du premier jour, du premier instant, les manières faciles, le
langage tendre, le ton familier que j'avais dix ans après, lorsque
la plus grande intimité l'eut rendu naturel? A-t-on de l'amour, je
ne dis pas sans désirs, j'en avais; mais sans inquiétude, sans
jalousie? Ne veut-on pas au moins apprendre de l'objet qu'on aime
si l'on est aimé? C'est une question qu'il ne m'est pas plus venu
dans l'esprit de lui faire une fois en ma vie que de me demander à
moi-même si je m'aimais; et jamais elle n'a été plus curieuse avec
moi. Il y eut certainement quelque chose de singulier dans mes
sentiments pour cette charmante femme, et l'on y trouvera dans la
suite des bizarreries auxquelles on ne s'attend pas.
Il fut question de ce que je deviendrais; et pour en causer plus
à loisir, elle me retint à dîner. Ce fut le premier repas de ma vie
où j'eusse manqué d'appétit; et sa femme de chambre, qui nous
servait, dit aussi que j'étais le premier voyageur de mon âge et de
mon étoffe qu'elle en eût vu manquer. Cette remarque, qui ne me
nuisit pas dans l'esprit de sa maîtresse, tombait un peu à plomb
sur un gros manant qui dînait avec nous, et qui dévora lui tout
seul un repas honnête pour six personnes. Pour moi, j'étais dans un
ravissement qui ne me permettait pas de manger. Mon cœur se
nourrissait d'un sentiment tout nouveau dont il occupait tout mon
être; il ne me laissait des esprits pour nulle autre fonction.
Madame de Warens voulut savoir les détails de ma petite
histoire: je retrouvai pour la lui conter tout le feu que j'avais
perdu chez mon maître. Plus j'intéressais cette excellente âme en
ma faveur, plus elle plaignait le sort auquel j'allais m'exposer.
Sa tendre compassion se marquait dans son air, dans son regard,
dans ses gestes. Elle n'osait m'exhorter à retourner à Genève; dans
sa position c'eût été un crime de lèse-catholicité, et elle
n'ignorait pas combien elle était surveillée et combien ses
discours étaient pesés. Mais elle me parlait d'un ton si touchant
de l'affliction de mon père, qu'on voyait bien qu'elle eût approuvé
que j'allasse le consoler. Elle ne savait pas combien sans y songer
elle plaidait contre elle-même. Outre que ma résolution était
prise, comme je crois l'avoir dit, plus je la trouvais éloquente,
persuasive, plus ses discours m'allaient au cœur, et moins je
pouvais me résoudre à me détacher d'elle. Je sentais que retourner
à Genève était mettre entre elle et moi une barrière presque
insurmontable, à moins de revenir à la démarche que j'avais faite,
et à laquelle mieux valait me tenir tout d'un coup. Je m'y tins
donc. Madame de Warens, voyant ses
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