Les Confessions
tendrement; mais il aimait aussi ses
plaisirs, et d'autres goûts avaient un peu attiédi l'affection
paternelle depuis que je vivais loin de lui. Il s'était remarié à
Nyon; et quoique sa femme ne fût pas en âge de me donner des
frères, elle avait des parents: cela faisait une autre famille,
d'autres objets, un nouveau ménage, qui ne rappelait plus si
souvent mon souvenir. Mon père vieillissait, et n'avait aucun bien
pour soutenir sa vieillesse. Nous avions, mon frère et moi, quelque
bien de ma mère, dont le revenu devait appartenir à mon père durant
notre éloignement. Cette idée ne s'offrait pas à lui directement,
et ne l'empêchait pas de faire son devoir; mais elle agissait
sourdement sans qu'il s'en aperçût lui-même, et ralentissait
quelquefois son zèle, qu'il eût poussé plus loin sans cela. Voilà,
je crois, pourquoi, venu d'abord à Annecy sur mes traces, il ne me
suivit pas jusqu'à Chambéri, où il était moralement sûr de
m'atteindre. Voilà pourquoi encore, l'étant allé voir souvent
depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des caresses de père,
mais sans grands efforts pour me retenir.
Cette conduite d'un père dont j'ai si bien connu la tendresse et
la vertu m'a fait faire des réflexions sur moi-même qui n'ont pas
peu contribué à me maintenir le cœur sain. J'en ai tiré cette
grande maxime de morale, la seule peut-être d'usage dans la
pratique, d'éviter les situations qui mettent nos devoirs en
opposition avec nos intérêts, et qui nous montrent notre bien dans
le mal d'autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque
sincère amour de la vertu qu'on y porte, on faiblit tôt ou tard
sans s'en apercevoir; et l'on devient injuste et méchant dans le
fait, sans avoir cessé d'être juste et bon dans l'âme.
Cette maxime fortement imprimée au fond de mon cœur, et mise en
pratique, quoiqu'un peu tard, dans toute ma conduite, est une de
celles qui m'ont donné l'air le plus bizarre et le plus fou dans le
public, et surtout parmi mes connaissances. On m'a imputé de
vouloir être original et faire autrement que les autres. En vérité
je ne songeais guère à faire ni comme les autres ni autrement
qu'eux. Je désirais sincèrement de faire ce qui était bien. Je me
dérobais de toute ma force à des situations qui me donnassent un
intérêt contraire à l'intérêt d'un autre homme, et par conséquent
un désir secret, quoique involontaire, du mal de cet homme-là.
Il y a deux ans que milord Maréchal me voulut mettre dans son
testament. Je m'y opposai de toute ma force. Je lui marquai que je
ne voudrais pour rien au monde me savoir dans le testament de qui
que ce fût, et beaucoup moins dans le sien. Il se rendit:
maintenant il veut me faire une pension viagère, et je ne m'y
oppose pas. On dira que je trouve mon compte à ce changement: cela
peut être. Mais, ô mon bienfaiteur et mon père, si j'ai le malheur
de vous survivre, je sais qu'en vous perdant j'ai tout à perdre, et
que je n'ai rien à gagner.
C'est là, selon moi, la bonne philosophie, la seule vraiment
assortie au cœur humain. Je me pénètre chaque jour davantage de sa
profonde solidité, et je l'ai retournée de différentes manières
dans tous mes derniers écrits; mais le public, qui est frivole, ne
l'y a pas su remarquer. Si je survis assez à cette entreprise
consommée pour en reprendre une autre, je me propose de donner dans
la suite de l'Émile un exemple si charmant et si frappant de cette
même maxime, que mon lecteur soit forcé d'y faire attention. Mais
c'est assez de réflexions pour un voyageur; il est temps de
reprendre ma route.
Je la fis plus agréablement que je n'aurais dû m'y attendre, et
mon manant ne fut pas si bourru qu'il en avait l'air. C'était un
homme entre deux âges, portant en queue ses cheveux noirs
grisonnants, l'air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant
bien, mangeant mieux, et qui faisait toutes sortes de métiers,
faute d'en savoir aucun. Il avait proposé, je crois, d'établir à
Annecy je ne sais quelle manufacture. Madame de Warens n'avait pas
manqué de donner dans le projet, et c'était pour tâcher de le faire
agréer au ministre, qu'il faisait, bien défrayé, le voyage de
Turin. Notre homme avait le talent d'intriguer en se fourrant
toujours avec les prêtres; et, faisant l'empressé pour les servir,
il avait pris à leur école un certain jargon dévot dont il usait
sans cesse, se piquant d'être un grand prédicateur. Il savait même
un passage
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