Les Confessions
latin de la Bible; et c'était comme s'il en avait su
mille, parce qu'il le répétait mille fois le jour. Du reste,
manquant rarement d'argent quand il en savait dans la bourse des
autres. Plus adroit pourtant que fripon, et qui, débitant d'un ton
de racoleur ses capucinades, ressemblait à l'ermite Pierre,
prêchant la croisade le sabre au côté.
Pour madame Sabran son épouse, c'était une assez bonne femme,
plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchais toujours
dans leur chambre, ses bruyantes insomnies m'éveillaient souvent,
et m'auraient éveillé bien davantage si j'en avais compris le
sujet. Mais je ne m'en doutais pas même, et j'étais sur ce chapitre
d'une bêtise qui a laissé à la seule nature tout le soin de mon
instruction.
Je m'acheminais gaiement avec mon dévot guide et sa sémillante
compagne. Nul accident ne troubla mon voyage: j'étais dans la plus
heureuse situation de corps et d'esprit où j'aie été de mes jours.
Jeune, vigoureux, plein de santé, de sécurité, de confiance en moi
et aux autres, j'étais dans ce court mais précieux moment de la vie
où sa plénitude expansive étend pour ainsi dire notre être par
toutes nos sensations, et embellit à nos yeux la nature entière du
charme de notre existence. Ma douce inquiétude avait un objet qui
la rendait moins errante et fixait mon imagination. Je me regardais
comme l'ouvrage, l'élève, l'ami, presque l'amant de madame de
Warens. Les choses obligeantes qu'elle m'avait dites, les petites
caresses qu'elle m'avait faites, l'intérêt si tendre qu'elle avait
paru prendre à moi, ses regards charmants, qui me semblaient pleins
d'amour parce qu'ils m'en inspiraient; tout cela nourrissait mes
idées durant la marche, et me faisait rêver délicieusement. Nulle
crainte, nul doute sur mon sort ne troublait ces rêveries.
M'envoyer à Turin, c'était, selon moi, s'engager à m'y faire vivre,
à m'y placer convenablement. Je n'avais plus de souci sur moi-même;
d'autres s'étaient chargés de ce soin. Ainsi je marchais
légèrement, allégé de ce poids; les jeunes désirs, l'espoir
enchanteur, les brillants projets remplissaient mon âme. Tous les
objets que je voyais me semblaient les garants de ma prochaine
félicité. Dans les maisons j'imaginais des festins rustiques; dans
les prés, de folâtres jeux; le long des eaux, les bains, des
promenades, la pêche; sur les arbres, des fruits délicieux; sous
leur ombre, de voluptueux tête-à-tête; sur les montagnes, des cuves
de lait et de crème, une oisiveté charmante, la paix, la
simplicité, le plaisir d'aller sans savoir où. Enfin rien ne
frappait mes yeux sans porter à mon cœur quelque attrait de
jouissance. La grandeur, la variété, la beauté réelle du spectacle
rendaient cet attrait digne de la raison; la vanité même y mêlait
sa pointe. Si jeune aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays,
suivre Annibal à travers les monts me paraissait une gloire
au-dessus de mon âge. Joignez à tout cela des stations fréquentes
et bonnes, un grand appétit et de quoi le contenter; car en vérité
ce n'était pas la peine de m'en faire faute, et sur le dîner de M.
Sabran, le mien ne paraissait pas.
Je ne me souviens pas d'avoir eu dans tout le cours de ma vie
d'intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine que
celui des sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage; car le pas
de madame Sabran, sur lequel il fallait régler le nôtre, n'en fit
qu'une longue promenade. Ce souvenir m'a laissé le goût le plus vif
pour tout ce qui s'y rapporte, surtout pour les montagnes et les
voyages pédestres. Je n'ai voyagé à pied que dans mes beaux jours,
et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un
bagage à porter, m'ont forcé de faire le monsieur et de prendre des
voitures; les soucis rongeants, les embarras, la gêne y sont montés
avec moi; et dès lors, au lieu qu'auparavant dans mes voyages je ne
sentais que le plaisir d'aller, je n'ai plus senti que le besoin
d'arriver. J'ai cherché longtemps, à Paris, deux camarades du même
goût que moi qui voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa
bourse et un an de son temps à faire ensemble, à pied, le tour de
l'Italie, sans autre équipage qu'un garçon qui portât avec nous un
sac de nuit. Beaucoup de gens se sont présentés, enchantés de ce
projet en apparence, mais au fond le prenant tous pour un pur
château en Espagne, dont on cause en conversation sans vouloir
l'exécuter en
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