Les Confessions
pas
fidèlement les feuilles à mesure qu'elles s'imprimaient. Il crut
apercevoir de la mauvaise foi dans la manœuvre de Duchesne,
c'est-à-dire de Guy, qui faisait pour lui; et voyant qu'on
n'exécutait pas le traité, il m'écrivit lettres sur lettres pleines
de doléances et de griefs, auxquels je pouvais encore moins
remédier qu'à ceux que j'avais pour mon compte. Son ami Guérin, qui
me voyait alors fort souvent, me parlait incessamment de ce livre,
mais toujours avec la plus grande réserve. Il savait et ne savait
pas qu'on l'imprimait en France; il savait et ne savait pas que le
magistrat s'en mêlât: en me plaignant des embarras qu'allait me
donner ce livre, il semblait m'accuser d'imprudence, sans vouloir
jamais dire en quoi elle consistait; il biaisait et tergiversait
sans cesse; il semblait ne parler que pour me faire parler. Ma
sécurité pour lors était si complète, que je riais du ton
circonspect et mystérieux qu'il mettait à cette affaire, comme d'un
tic contracté chez les ministres et les magistrats, dont il
fréquentait assez les bureaux. Sûr d'être en règle à tous égards
sur cet ouvrage, fortement persuadé qu'il avait non seulement
l'agrément et la protection du magistrat, mais même qu'il méritait
et qu'il avait de même la faveur du ministre, je me félicitais de
mon courage à bien faire, et je riais de mes pusillanimes amis, qui
paraissaient s'inquiéter pour moi. Duclos fut de ce nombre, et
j'avoue que ma confiance en sa droiture et en ses lumières eût pu
m'alarmer à son exemple, si j'en avais eu moins dans l'utilité de
l'ouvrage et dans la probité de ses patrons. Il me vint voir de
chez M. Baille, tandis que l'Émile était sous presse; il m'en
parla. Je lui lus la Profession de foi du vicaire savoyard; il
l'écouta très paisiblement, et, ce me semble, avec grand plaisir.
Il me dit, quand j'eus fini: Quoi, citoyen, cela fait partie d'un
livre qu'on imprime à Paris? - Oui! lui dis-je, et l'on devrait
l'imprimer au Louvre, par ordre du roi. - J'en conviens, me dit-il;
mais faites-moi le plaisir de ne dire à personne que vous m'ayez lu
ce morceau. Cette frappante manière de s'exprimer me surprit sans
m'effrayer. Je savais que Duclos voyait beaucoup M. de Malesherbes.
J'eus peine à concevoir comment il pensait si différemment que lui
sur le même objet.
Je vivais à Montmorency depuis plus de quatre ans, sans y avoir
eu un seul jour de bonne santé. Quoique l'air y soit excellent, les
eaux y sont mauvaises; et cela peut très bien être une des causes
qui contribuaient à empirer mes maux habituels. Sur la fin de
l'automne 1761, je tombai tout à fait malade, et je passai l'hiver
entier dans des souffrances presque sans relâche. Le mal physique,
augmenté par mille inquiétude, me les rendit aussi plus sensibles.
Depuis quelque temps, de sourds et tristes pressentiments me
troublaient sans que je susse à propos de quoi. Je recevais des
lettres anonymes assez singulières, et même des lettres signées qui
ne l'étaient guère moins. J'en reçus une d'un conseiller au
parlement de Paris, qui, mécontent de la présente constitution des
choses, et n'augurant pas bien des suites, me consultait sur le
choix d'un asile à Genève ou en Suisse, pour s'y retirer avec sa
famille. J'en reçus une de M. de… , président à mortier au
parlement de… lequel me proposait de rédiger pour ce parlement, qui
pour lors était mal avec la cour, des mémoires et remontrances,
offrant de me fournir tous les documents et matériaux dont j'aurais
besoin pour cela. Quand je souffre, je suis sujet à l'humeur. J'en
avais en recevant ces lettres; j'en mis dans les réponses que j'y
fis, refusant tout à plat ce qu'on me demandait. Ce refus n'est
assurément pas ce que je me reproche, puisque ces lettres pouvaient
être des pièges de mes ennemis, et ce qu'on me demandait était
contraire à des principes dont je voulais moins me départir que
jamais; mais pouvant refuser avec aménité, je refusai avec dureté;
et voilà en quoi j'eus tort.
On trouvera parmi mes papiers les deux lettres dont je viens de
parler. Celle du conseiller ne me surprit pas absolument, parce que
je pensais, comme lui et comme beaucoup d'autres, que la
constitution déclinante menaçait la France d'un prochain
délabrement. Les désastres d'une guerre malheureuse, qui tous
venaient de la faute du gouvernement; l'incroyable désordre des
finances, les tiraillements continuels de l'administration,
partagée
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