Les Confessions
ne m'y avait pas fait
renoncer. Même au temps de ma plus grande faveur auprès de madame
la maréchale, j'avais toujours senti qu'il n'y avait que mon
sincère attachement pour monsieur le maréchal et pour elle qui pût
me rendre leurs entours supportables; et tout mon embarras était de
concilier ce même attachement avec un genre de vie plus conforme à
mon goût et moins contraire à ma santé, que cette gêne et ces
soupers tenaient dans une altération continuelle, malgré tous les
soins qu'on apportait à ne pas m'exposer à la déranger: car sur ce
point, comme sur tout autre, les attentions furent poussées aussi
loin qu'il était possible; et, par exemple, tous les soirs après
souper, monsieur le maréchal, qui s'allait coucher de bonne heure,
ne manquait jamais de m'emmener bon gré mal gré, pour m'aller
coucher aussi. Ce ne fut que quelque temps avant ma catastrophe
qu'il cessa, je ne sais pourquoi, d'avoir cette attention.
Avant même d'apercevoir le refroidissement de madame la
maréchale, je désirais, pour ne m'y pas exposer, d'exécuter mon
ancien projet; mais les moyens me manquant pour cela, je fus obligé
d'attendre la conclusion du traité de l'Émile, et en attendant je
mis la dernière main au Contrat social, et l'envoyai à Rey, fixant
le prix de ce manuscrit à mille francs, qu'il me donna. Je ne dois
peut-être pas omettre un petit fait qui regarde ledit manuscrit. Je
le remis bien cacheté à Duvoisin, ministre du pays de Vaud, et
chapelain de l'hôtel de Hollande, qui me venait voir quelquefois,
et qui se chargea de l'envoyer à Rey, avec lequel il était en
liaison. Ce manuscrit, écrit en menu caractère, était fort petit,
et ne remplissait pas sa poche. Cependant, en passant la barrière,
son paquet tomba, je ne sais comment, entre les mains des commis,
qui l'ouvrirent, l'examinèrent, et le lui rendirent ensuite, quand
il l'eut réclamé au nom de l'ambassadeur; ce qui le mit à portée de
le lire lui-même, comme il me marqua naïvement avoir fait, avec
force éloges de l'ouvrage, et pas un mot de critique ni de censure,
se réservant sans doute d'être le vengeur du christianisme lorsque
l'ouvrage aurait paru. Il recacheta le manuscrit et l'envoya à Rey.
Tel fut en substance le narré qu'il me fit dans la lettre où il me
rendit compte de cette affaire, et c'est tout ce que j'en ai
su.
Outre ces deux livres et mon Dictionnaire de musique, auquel je
travaillais toujours de temps en temps, j'avais quelques autres
écrits de moindre importance, tous en état de paraître, et que je
me proposais de donner encore, soit séparément, soit avec mon
recueil général, si je l'entreprenais jamais. Le principal de ces
écrits, dont la plupart sont encore en manuscrit dans les mains de
du Peyrou, était un Essai sur l'origine des langues, que je fis
lire à M. de Malesherbes et au chevalier de Lorenzi, qui m'en dit
du bien. Je comptais que toutes ces productions rassemblées me
vaudraient au moins, tous frais faits, un capital de huit à dix
mille francs, que je voulais placer en rente viagère, tant sur ma
tête que sur celle de Thérèse; après quoi nous irions, comme je
l'ai dit, vivre ensemble au fond de quelque province, sans plus
occuper le public de moi, et sans plus m'occuper moi-même d'autre
chose que d'achever paisiblement ma carrière en continuant de faire
autour de moi tout le bien qu'il m'était possible, et d'écrire à
loisir les Mémoires que je méditais.
Tel était mon projet, dont la générosité de Rey, que je ne dois
pas taire, vint faciliter encore l'exécution. Ce libraire, dont on
me disait tant de mal à Paris, est cependant, de tous ceux avec qui
j'ai eu affaire, le seul dont j'aie eu toujours à me louer. Nous
étions à la vérité souvent en querelle sur l'exécution de mes
ouvrages; il était étourdi, j'étais emporté. Mais en matière
d'intérêt et de procédés qui s'y rapportent, quoique je n'aie
jamais fait avec lui de traité en forme, je l'ai toujours trouvé
plein d'exactitude et de probité. Il est même aussi le seul qui
m'ait avoué franchement qu'il faisait bien ses affaires avec moi;
et souvent il m'a dit qu'il me devait sa fortune, en m'offrant de
m'en faire part. Ne pouvant exercer directement avec moi sa
gratitude, il voulut me la témoigner au moins dans ma gouvernante,
à laquelle il fit une pension viagère de trois cents francs,
exprimant dans l'acte que c'était en reconnaissance des avantages
que je lui avais procurés. Il fit
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