Les Confessions
d'Éphraïm, et qui, si je ne me
trompe, est le livre des Juges; car je ne l'ai pas revu depuis ce
temps-là. Cette histoire m'affecta beaucoup, et j'en étais occupé
dans une espèce de rêve, quand tout à coup j'en fus tiré par du
bruit et de la lumière. Thérèse, qui la portait, éclairait M. la
Roche, qui, me voyant lever brusquement sur mon séant, me dit: Ne
vous alarmez pas; c'est de la part de madame la maréchale, qui vous
écrit et vous envoie une lettre de M. le prince de Conti. En effet,
dans la lettre de madame de Luxembourg je trouvai celle qu'un
exprès de ce prince venait de lui apporter, portant avis que,
malgré tous ses efforts, on était déterminé à procéder contre moi à
toute rigueur. La fermentation, lui marquait-il, est extrême; rien
ne peut parer le coup; la cour l'exige, le parlement le veut; à
sept heures du matin il sera décrété de prise de corps, et l'on
enverra sur-le-champ le saisir. J'ai obtenu qu'on ne le poursuivra
pas, s'il s'éloigne; mais s'il persiste à vouloir se laisser
prendre, il sera pris. La Roche me conjura, de la part de madame la
maréchale, de me lever, et d'aller conférer avec elle. Il était
deux heures; elle venait de se coucher. Elle vous attend,
ajouta-t-il, et ne veut pas s'endormir sans vous avoir vu. Je
m'habillai à la hâte, et j'y courus.
Elle me parut agitée. C'était la première fois. Son trouble me
toucha. Dans ce moment de surprise, au milieu de la nuit, je
n'étais pas moi-même exempt d'émotion; mais en la voyant je
m'oubliai moi-même pour ne penser qu'à elle, et au triste rôle
qu'elle allait jouer si je me laissais prendre: car me sentant
assez de courage pour ne dire jamais que la vérité, dût-elle me
nuire et me perdre, je ne me sentais ni assez de présence d'esprit,
ni assez d'adresse, ni peut-être assez de fermeté, pour éviter de
la compromettre, si j'étais vivement pressé. Cela me décida à
sacrifier ma gloire à sa tranquillité, à faire pour elle, en cette
occasion, ce que rien ne m'eût fait faire pour moi. Dans l'instant
que ma résolution fut prise, je la lui déclarai, ne voulant point
gâter le prix de mon sacrifice en le lui faisant acheter. Je suis
certain qu'elle ne put se tromper sur mon motif; cependant elle ne
me dit pas un mot qui marquât qu'elle y fût sensible. Je fus choqué
de cette indifférence, au point de balancer à me rétracter: mais
monsieur le maréchal survint; madame de Boufflers arriva de Paris
quelques moments après. Ils firent ce qu'aurait dû faire madame de
Luxembourg. Je me laissai flatter. J'eus honte de me dédire, et il
ne fut plus question que du lieu de ma retraite, et du temps de mon
départ. M. de Luxembourg me proposa de rester chez lui quelques
jours incognito, pour délibérer, et prendre nos mesures plus à
loisir; je n'y consentis point, non plus qu'à la proposition
d'aller secrètement au Temple. Je m'obstinai à vouloir partir dès
le même jour, plutôt que de rester caché où que ce pût être.
Sentant que j'avais des ennemis secrets et puissants dans le
royaume, je jugeai que, malgré mon attachement pour la France, j'en
devais sortir pour assurer ma tranquillité. Mon premier mouvement
fut de me retirer à Genève; mais un instant de réflexion suffit
pour me dissuader de faire cette sottise. Je savais que le
ministère de France, encore plus puissant à Genève qu'à Paris, ne
me laisserait pas plus en paix dans une de ces villes que dans
l'autre, s'il avait résolu de me tourmenter. Je savais que le
Discours sur l'Inégalité avait excité contre moi, dans le conseil,
une haine d'autant plus dangereuse qu'il n'osait la manifester. Je
savais qu'en dernier lieu, quand la Nouvelle Héloïse parut, il
s'était pressé de la défendre, à la sollicitation du docteur
Tronchin; mais voyant que personne ne l'imitait, pas même à Paris,
il eut honte de cette étourderie, et retira la défense. Je ne
doutais pas que, trouvant ici l'occasion plus favorable, il n'eût
grand soin d'en profiter. Je savais que, malgré tous les beaux
semblants, il régnait contre moi, dans tous les cœurs genevois, une
secrète jalousie qui n'attendait que l'occasion de s'assouvir.
Néanmoins, l'amour de la patrie me rappelait dans la mienne; et si
j'avais pu me flatter d'y vivre en paix, je n'aurais pas balancé:
mais l'honneur ni la raison ne me permettant pas de m'y réfugier
comme un fugitif, je pris le parti de m'en rapprocher seulement, et
d'aller attendre, en Suisse, celui qu'on
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