Les Confessions
permettre qu'elle vint
me joindre, et partager la vie errante à laquelle je me voyais
condamné. Je sentais que par cette catastrophe nos relations
allaient changer, et que ce qui jusqu'alors avait été faveur et
bienfait de ma part le serait désormais de la sienne. Si son
attachement restait à l'épreuve de mes malheurs, elle en serait
déchirée, et sa douleur ajouterait à mes maux. Si ma disgrâce
attiédissait son cœur, elle me ferait valoir sa constance comme un
sacrifice; et, au lieu de sentir le plaisir que j'avais à partager
avec elle mon dernier morceau de pain, elle ne sentirait que le
mérite qu'elle aurait de vouloir bien me suivre partout où le sort
me forçait d'aller.
Il faut tout dire: je n'ai dissimulé ni les vices de ma pauvre
maman, ni les miens; je ne dois pas faire plus de grâce à Thérèse;
et, quelque plaisir que je prenne à rendre honneur à une personne
qui m'est si chère, je ne veux pas non plus déguiser ses torts, si
tant est même qu'un changement involontaire dans les affections du
cœur soit un vrai tort. Depuis longtemps je m'apercevais de
l'attiédissement du sien. Je sentais qu'elle n'était plus pour moi
ce qu'elle fut dans nos belles années; et je le sentais d'autant
mieux que j'étais le même pour elle toujours. Je retombai dans le
même inconvénient dont j'avais senti l'effet auprès de maman, et
cet effet fut le même auprès de Thérèse. N'allons pas chercher des
perfections hors de la nature; il serait le même auprès de quelque
femme que ce fût. Le parti que j'avais pris à l'égard de mes
enfants, quelque bien raisonné qu'il m'eût paru, ne m'avait pas
toujours laissé le cœur tranquille. En méditant mon Traité de
l'éducation, je sentis que j'avais négligé des devoirs dont rien ne
pouvait me dispenser. Le remords enfin devint si vif, qu'il
m'arracha presque l'aveu public de ma faute au commencement de
l'Émile; et le trait même est si clair, qu'après un tel passage il
est surprenant qu'on ait eu le courage de me la reprocher. Ma
situation, cependant, était alors la même et pire encore par
l'animosité de mes ennemis, qui ne cherchaient qu'à me prendre en
faute. Je craignis la récidive; et n'en voulant pas courir le
risque, j'aimai mieux me condamner à l'abstinence que d'exposer
Thérèse à se voir derechef dans le même cas. J'avais d'ailleurs
remarqué que l'habitation des femmes empirait sensiblement mon
état: cette double raison m'avait fait former des résolutions que
j'avais quelquefois assez mal tenues, mais dans lesquelles je
persistais avec plus de constance depuis trois ou quatre ans;
c'était aussi depuis cette époque que j'avais remarqué du
refroidissement dans Thérèse: elle avait pour moi le même
attachement par devoir, mais elle n'en avait plus par amour. Cela
jetait nécessairement moins d'agrément dans notre commerce, et
j'imaginai que, sûre de la continuation de mes soins où qu'elle pût
être, elle aimerait peut-être mieux rester à Paris que d'errer avec
moi. Cependant elle avait marqué tant de douleur à notre
séparation, elle avait exigé de moi des promesses si positives de
nous rejoindre, elle en exprimait si vivement le désir depuis mon
départ, tant à M. le prince de Conti qu'à M. de Luxembourg, que,
loin d'avoir le courage de lui parler de séparation, j'eus à peine
celui d'y penser moi-même; et, après avoir senti dans mon cœur
combien il m'était impossible de me passer d'elle, je ne songeai
plus qu'à la rappeler incessamment. Je lui écrivis donc de partir;
elle vint. A peine y avait-il deux mois que je l'avais quittée;
mais c'était, depuis tant d'années, notre première séparation. Nous
l'avions sentie bien cruellement l'un et l'autre. Quel saisissement
en nous embrassant! O que les larmes de tendresse et de joie sont
douces! Comme mon cœur s'en abreuve! Pourquoi m'a-t-on fait verser
si peu de celles-là!
En arrivant à Motiers, j'avais écrit à milord Keith, maréchal
d'Écosse, gouverneur de Neuchâtel, pour lui donner avis de ma
retraite dans les États de Sa Majesté, et pour lui demander sa
protection. Il me répondit avec la générosité qu'on lui connaît, et
que j'attendais de lui. Il m'invita à l'aller voir. J'y fus avec M.
Martinet, châtelain du Val-de-Travers, qui était en grande faveur
auprès de Son Excellence. L'aspect vénérable de cet illustre et
vertueux Écossais m'émut puissamment le cœur et dès l'instant même
commença entre lui et moi ce vif attachement qui
Weitere Kostenlose Bücher