Les Confessions
prisse un intérêt très
vif à la satisfaction de l'un et de l'autre, la grande
disproportion d'âge et l'extrême répugnance de la jeune personne me
firent concourir avec la mère à détourner ce mariage, qui ne se fit
point. Le colonel épousa depuis mademoiselle Dillan sa parente,
d'un caractère et d'une beauté bien selon mon cœur, et qui l'a
rendu le plus heureux des maris et des pères. Malgré cela, M.
Roguin n'a pu oublier que j'aie en cette occasion contrarié ses
désirs. Je m'en suis consolé par la certitude d'avoir rempli, tant
envers lui qu'envers sa famille, le devoir de la plus sainte
amitié, qui n'est pas de se rendre toujours agréable, mais de
conseiller toujours pour le mieux.
Je ne fus pas longtemps en doute sur l'accueil qui m'attendait à
Genève, au cas que j'eusse envie d'y retourner. Mon livre y fut
brûlé, et j'y fus décrété le 10 juin, c'est-à-dire neuf jours après
l'avoir été à Paris. Tant d'incroyables absurdités étaient cumulées
dans ce second décret, et l'édit ecclésiastique y était si
formellement violé, que je refusai d'ajouter foi aux premières
nouvelles qui m'en vinrent, et que, quand elles furent bien
confirmées, je tremblai qu'une si manifeste et criante infraction
de toutes les lois, à commencer par celle du bon sens, ne mit
Genève sens dessus dessous. J'eus de quoi me rassurer; tout resta
tranquille. S'il s'émut quelque rumeur dans la populace, elle ne
fut que contre moi, et je fus traité publiquement par toutes les
caillettes et par tous les cuistres comme un écolier qu'on
menacerait du fouet pour n'avoir pas bien dit son catéchisme.
Ces deux décrets furent le signal du cri de malédiction qui
s'éleva contre moi dans toute l'Europe avec une fureur qui n'eut
jamais d'exemple. Toutes les gazettes, tous les journaux, toutes
les brochures sonnèrent le plus terrible tocsin. Les Français
surtout, ce peuple si doux, si poli, si généreux, qui se pique si
fort de bienséance et d'égards pour les malheureux, oubliant tout
d'un coup ses vertus favorites, se signala par le nombre et la
violence des outrages dont il m'accablait à l'envi. J'étais un
impie, un athée, un forcené, un enragé, une bête féroce, un loup.
Le continuateur du journal de Trévoux fit sur ma prétendue
lycanthropie un écart qui montrait assez bien la sienne. Enfin,
vous eussiez dit qu'on craignait à Paris de se faire une affaire
avec la police, si, publiant un écrit sur quelque sujet que ce pût
être, on manquait d'y larder quelque insulte contre moi. En
cherchant vainement la cause de cette unanime animosité, je fus
prêt à croire que tout le monde était devenu fou. Quoi! le
rédacteur de la Paix perpétuelle souffle la discorde; l'éditeur du
Vicaire savoyard est un impie; l'auteur de la Nouvelle Héloïse est
un loup; celui de l'Émile est un enragé. Eh! mon Dieu, qu'aurais-je
donc été, si j'avais publié le livre de l'Esprit, ou quelque autre
ouvrage semblable? Et pourtant, dans l'orage qui s'éleva contre
l'auteur de ce livre, le public, loin de joindre sa voix à celle de
ses persécuteurs, le vengea d'eux par ses éloges. Que l'on compare
son livre et les miens, l'accueil différent qu'ils ont reçu, les
traitements faits aux deux auteurs dans les divers États de
l'Europe; qu'on trouve à ces différences des causes qui puissent
contenter un homme sensé: voilà tout ce que je demande, et je me
tais.
Je me trouvai si bien du séjour d'Yverdun, que je pris la
résolution d'y rester, à la vive sollicitation de M. Roguin et de
toute sa famille. M. de Moiry de Gingins, bailli de cette ville,
m'encourageait aussi par ses bontés à rester dans son gouvernement.
Le colonel me pressa si fort d'accepter l'habitation d'un petit
pavillon qu'il avait dans sa maison, entre cour et jardin, que j'y
consentis; et aussitôt il s'empressa de le meubler et garnir de
tout ce qui était nécessaire pour mon petit ménage. Le banneret
Roguin, des plus empressés autour de moi, ne me quittait pas de la
journée. J'étais toujours très sensible à tant de caresses, mais
j'en étais quelquefois importuné. Le jour de mon emménagement était
déjà marqué, et j'avais écrit à Thérèse de me venir joindre, quand
tout à coup j'appris qu'il s'élevait à Berne un orage contre moi,
qu'on attribuait aux dévots, et dont je n'ai jamais pu pénétrer la
première cause. Le sénat excité, sans qu'on sût par qui, paraissait
ne vouloir pas me laisser tranquille dans ma retraite.
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