Les Confessions
et que j'eusse eu, pour ainsi dire, ma plume
dans ma bouche! Avec quelle supériorité, avec quelle facilité
j'aurais terrassé ce pauvre ministre au milieu de ses six paysans!
L'avidité de dominer ayant fait oublier au clergé protestant tous
les principes de la réformation, je n'avais, pour l'y rappeler et
le réduire au silence, qu'à commenter mes premières Lettres de la
montagne, sur lesquelles ils avaient la bêtise de m'épiloguer. Mon
texte était tout fait, je n'avais qu'à l'étendre, et mon homme
était confondu. Je n'aurais pas été assez sot pour me tenir sur la
défensive; il m'était aisé de devenir agresseur sans même qu'il
s'en aperçût, ou qu'il pût s'en garantir. Les prestolets de la
classe, non moins étourdis qu'ignorants, m'avaient mis eux-mêmes
dans la position la plus heureuse que j'aurais pu désirer, pour les
écraser à plaisir. Mais quoi! il fallait parler, et parler
sur-le-champ, trouver les idées, les tours, les mots au moment du
besoin, avoir toujours l'esprit présent, être toujours de
sang-froid, ne jamais me troubler un moment. Que pouvais-je espérer
de moi, qui sentais si bien mon inaptitude à m'exprimer impromptu?
J'avais été réduit au silence le plus humiliant à Genève, devant
une assemblée tout en ma faveur, et déjà résolue de tout approuver.
Ici, c'était tout le contraire: j'avais affaire à un tracassier,
qui mettait l'astuce à la place du savoir, qui me tendrait cent
pièges avant que j'en aperçusse un, et tout déterminé à me prendre
en faute à quelque prix que ce fût. Plus j'examinai cette position,
plus elle me parut périlleuse; et sentant l'impossibilité de m'en
tirer avec succès, j'imaginai un autre expédient. Je méditai un
discours à prononcer devant le consistoire, pour le récuser et me
dispenser de répondre. La chose était très facile: j'écrivis ce
discours, et me mis à l'étudier par cœur avec une ardeur sans
égale. Thérèse se moquait de moi, en m'entendant marmotter et
répéter incessamment les mêmes phrases, pour tâcher de les fourrer
dans ma tête. J'espérais tenir enfin mon discours; je savais que le
châtelain, comme officier du prince, assisterait au consistoire;
que, malgré les manœuvres et les bouteilles de Montmollin, la
plupart des anciens étaient bien disposés pour moi; j'avais en ma
faveur la raison, la vérité, la justice, la protection du roi,
l'autorité du conseil d'État, les vœux de tous les bons patriotes,
qu'intéressait l'établissement de cette inquisition: tout
contribuait à m'encourager.
La veille du jour marqué, je savais mon discours par cœur; je le
récitai sans faute. Je le remémorai toute la nuit dans ma tête; le
matin je ne le savais plus; j'hésite à chaque mot, je me crois déjà
dans l'illustre assemblée, je me trouble, je balbutie, ma tête se
perd; enfin, presque au moment d'aller, le courage me manque
totalement; je reste chez moi, et je prends le parti d'écrire au
consistoire, en disant mes raisons à la hâte, et prétextant mes
incommodités, qui véritablement dans l'état où j'étais alors,
m'auraient difficilement laissé soutenir la séance entière.
Le ministre, embarrassé de ma lettre, remit l'affaire à une
autre séance. Dans l'intervalle, il se donna par lui-même et par
ses créatures mille mouvements pour séduire ceux des anciens qui,
suivant les inspirations de leur conscience plutôt que les siennes,
n'opinaient pas au gré de la classe et au sien. Quelque puissants
que ses arguments tirés de sa cave dussent être sur ces sortes de
gens, il n'en put gagner aucun autre que les deux ou trois qui lui
étaient déjà dévoués, et qu'on appelait ses âmes damnées.
L'officier du prince et le colonel de Pury, qui se porta dans cette
affaire avec beaucoup de zèle, maintinrent les autres dans leur
devoir; et quand ce Montmollin voulut procéder à l'excommunication,
son consistoire, à la pluralité des voix, le refusa tout à plat.
Réduit alors au dernier expédient d'ameuter la populace, il se mit
avec ses confrères et d'autres gens à y travailler ouvertement, et
avec un tel succès, que, malgré les forts et fréquents rescrits du
roi, malgré tous les ordres du conseil d'État, je fus enfin forcé
de quitter le pays, pour ne pas exposer l'officier du prince à s'y
faire assassiner lui-même en me défendant.
Je n'ai qu'un souvenir si confus de toute cette affaire, qu'il
m'est impossible de mettre aucun ordre, aucune liaison dans les
idées qui
Weitere Kostenlose Bücher