Les Confessions
comme si je
venais d'emporter la plus grande victoire; et, de peur d'avoir un
second combat à soutenir, j'eus l'indignité de partir sans aller
remercier Monsieur l'abbé de ses bontés.
Pour concevoir jusqu'où mon délire allait dans ce moment, il
faudrait connaître à quel point mon cœur est sujet à s'échauffer
sur les moindres choses, et avec quelle force il se plonge dans
l'imagination de l'objet qui l'attire, quelque vain que soit
quelquefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les plus
enfantins, les plus fous, viennent caresser mon idée favorite, et
me montrer de la vraisemblance à m'y livrer. Croirait-on qu'à près
de dix-neuf ans on puisse fonder sur une fiole vide la subsistance
du reste de ses jours? Or écoutez.
L'abbé de Gouvon m'avait fait présent, il y avait quelques
semaines, d'une petite fontaine de Héron fort jolie, et dont
j'étais transporté. A force de faire jouer cette fontaine et de
parler de notre voyage, nous pensâmes, le sage Bâcle et moi, que
l'une pourrait bien servir à l'autre, et le prolonger. Qu'y
avait-il dans le monde d'aussi curieux qu'une fontaine de Héron? Ce
principe fut le fondement sur lequel nous bâtîmes l'édifice de
notre fortune. Nous devions dans chaque village assembler les
paysans autour de notre fontaine, et là les repas et la bonne chère
devaient nous tomber avec d'autant plus d'abondance que nous étions
persuadés l'un et l'autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui
les recueillent, et que, quand ils n'en gorgent pas les passants,
c'est pure mauvaise volonté de leur part. Nous n'imaginions partout
que festins et noces, comptant que, sans rien débourser que le vent
de nos poumons et l'eau de notre fontaine, elle pouvait nous
défrayer en Piémont, en Savoie, en France, et par tout le monde.
Nous faisions des projets de voyage qui ne finissaient point, et
nous dirigions d'abord notre course au nord, plutôt pour le plaisir
de passer les Alpes que pour la nécessité supposée de nous arrêter
enfin quelque part.
Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne, abandonnant
sans regret mon protecteur, mon précepteur, mes études, mes
espérances et l'attente d'une fortune presque assurée, pour
commencer la vie d'un vrai vagabond. Adieu la capitale; adieu la
cour, l'ambition, la vanité, l'amour, les belles, et toutes les
grandes aventures dont l'espoir m'avait amené l'année précédente.
Je pars avec ma fontaine et mon ami Bâcle, la bourse légèrement
garnie, mais le cœur saturé de joie, et ne songeant qu'à jouir de
cette ambulante félicité à laquelle j'avais tout à coup borné mes
brillants projets.
Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréablement
toutefois que je m'y étais attendu, mais non pas tout à fait de la
même manière; car bien que notre fontaine amusât quelques moments
dans les cabarets les hôtesses et leurs servantes, il n'en fallait
pas moins payer en sortant. Mais cela ne nous troublait guère, et
nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette ressource que
quand l'argent viendrait à nous manquer. Un accident nous en évita
la peine; la fontaine se cassa près de Bramant: et il en était
temps, car nous sentions, sans oser nous le dire, qu'elle
commençait à nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais
qu'auparavant, et nous rîmes beaucoup de notre étourderie d'avoir
oublié que nos habits et nos souliers s'useraient, ou d'avoir cru
les renouveler avec le jeu de notre fontaine. Nous continuâmes
notre voyage aussi allègrement que nous l'avions commencé, mais
filant un peu plus droit vers le terme, où notre bourse tarissante
nous faisait une nécessité d'arriver.
A Chambéri je devins pensif, non sur la sottise que je venais de
faire: jamais homme ne prit sitôt ni si bien son parti sur le
passé, mais sur l'accueil qui m'attendait chez madame de Warens;
car j'envisageais exactement sa maison comme ma maison paternelle.
Je lui avais écrit mon entrée chez le comte de Gouvon; elle savait
sur quel pied j'y étais; et en m'en félicitant, elle m'avait donné
des leçons très sages sur la manière dont je devais correspondre
aux bontés qu'on avait pour moi. Elle regardait ma fortune comme
assurée, si je ne la détruisais pas par ma faute. Qu'allait-elle
dire en me voyant arriver? Il ne me vint pas même à l'esprit
qu'elle pût me fermer sa porte: mais je craignais le chagrin que
j'allais lui donner, je craignais ses reproches, plus durs pour moi
que la misère. Je résolus de
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