Les Confessions
vie.
Je connais un autre sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus
délicieux mille fois, qui quelquefois est joint à l'amour, et qui
souvent en est séparé. Ce sentiment n'est pas non plus l'amitié
seule; il est plus voluptueux, plus tendre: je n'imagine pas qu'il
puisse agir pour quelqu'un du même sexe; du moins je fus ami si
jamais homme le fut, et je ne l'éprouvai jamais près d'aucun de mes
amis. Ceci n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite; les
sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets.
Elle habitait une vieille maison, mais assez grande pour avoir
une belle pièce de réserve, dont elle fit sa chambre de parade, et
qui fut celle où l'on me logea. Cette chambre était sur le passage
dont j'ai parlé, où se fit notre première entrevue; et au delà du
ruisseau et des jardins on découvrait la campagne. Cet aspect
n'était pas pour le jeune habitant une chose indifférente. C'était
depuis Bossey la première fois que j'avais du vert devant mes
fenêtres. Toujours masqué par des murs, je n'avais eu sous les yeux
que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut
sensible et douce! elle augmenta beaucoup mes dispositions à
l'attendrissement. Je faisais de ce charmant paysage encore un des
bienfaits de ma chère patronne: il me semblait qu'elle l'avait mis
là tout exprès pour moi; je m'y plaçais paisiblement auprès d'elle;
je la voyais partout entre les fleurs et la verdure; ses charmes et
ceux du printemps se confondaient à mes yeux. Mon cœur, jusqu'alors
comprimé, se trouvait plus au large dans cet espace, et mes soupirs
s'exhalaient plus librement parmi ces vergers.
On ne trouvait pas chez madame de Warens la magnificence que
j'avais vue à Turin; mais on y trouvait la propreté, la décence, et
une abondance patriarcale avec laquelle le faste ne s'allie jamais.
Elle avait peu de vaisselle d'argent, point de porcelaine, point de
gibier dans sa cuisine, ni dans sa cave de vins étrangers; mais
l'une et l'autre étaient bien garnies au service de tout le monde,
et dans des tasses de faïence elle donnait d'excellent café.
Quiconque la venait voir était invité à dîner avec elle ou chez
elle; et jamais ouvrier, messager ou passant ne sortait sans manger
ou boire. Son domestique était composé d'une femme de chambre
fribourgeoise assez jolie, appelée Merceret, d'un valet de son pays
appelé Claude Anet, dont il sera question dans la suite, d'une
cuisinière, et de deux porteurs de louage quand elle allait en
visite, ce qu'elle faisait rarement. Voilà bien des choses pour
deux mille livres de rente; cependant son petit revenu bien ménagé
eut pu suffire à tout cela dans un pays où la terre est très bonne
et l'argent très rare. Malheureusement l'économie ne fut jamais sa
vertu favorite: elle s'endettait, elle payait; l'argent faisait la
navette, et tout allait.
La manière dont son ménage était monté était précisément celle
que j'aurais choisie: on peut croire que j'en profitais avec
plaisir. Ce qui m'en plaisait moins était qu'il fallait rester très
longtemps à table. Elle supportait avec peine la première odeur du
potage et des mets; cette odeur la faisait presque tomber en
défaillance, et ce dégoût durait longtemps. Elle se remettait peu à
peu, causait, et ne mangeait point. Ce n'était qu'au bout d'une
demi-heure qu'elle essayait le premier morceau. J'aurais dîné trois
fois dans cet intervalle; mon repas était fait longtemps avant
qu'elle eût commencé le sien. Je recommençais de compagnie; aussi
je mangeais pour deux, et ne m'en trouvais pas plus mal. Enfin je
me livrais d'autant plus au doux sentiment du bien-être que
j'éprouvais auprès d'elle, que ce bien-être dont je jouissais
n'était mêlé d'aucune inquiétude sur les moyens de le soutenir.
N'étant point encore dans l'étroite confidence de ses affaires, je
les supposais en état d'aller toujours sur le même pied. J'ai
retrouvé les mêmes agréments dans sa maison par la suite; mais,
plus instruit de sa situation réelle, et voyant qu'ils anticipaient
sur ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement. La
prévoyance a toujours gâté chez moi la jouissance. J'ai vu l'avenir
à pure perte; je n'ai jamais pu l'éviter.
Dès le premier jour, la familiarité la plus douce s'établit
entre nous au même degré où elle a continué tout le reste de sa
vie. Petit fut mon nom; Maman fut le sien; et toujours nous
demeurâmes Petit et Maman, même
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