Les Confessions
quand le nombre des années en eut
presque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux
noms rendent à merveille l'idée de notre ton, la simplicité de nos
manières, et surtout la relation de nos cœurs. Elle fut pour moi la
plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son plaisir, mais
toujours mon bien; et si les sens entrèrent dans mon attachement
pour elle, ce n'était pas pour en changer la nature mais pour le
rendre seulement plus exquis, pour m'enivrer du charme d'avoir une
maman jeune et jolie qu'il m'était délicieux de caresser: je dis
caresser au pied de la lettre, car jamais elle n'imagina de
m'épargner les baisers ni les plus tendres caresses maternelles, et
jamais il n'entra dans mon cœur d'en abuser. On dira que nous avons
pourtant eu à la fin des relations d'une autre espèce; j'en
conviens, mais il faut attendre; je ne puis tout dire à la
fois.
Le coup d'oeil de notre première entrevue fut le seul moment
vraiment passionné qu'elle m'ait jamais fait sentir; encore ce
moment fut-il l'ouvrage de la surprise. Mes regards indiscrets
n'allaient jamais fureter sous son mouchoir, quoiqu'un embonpoint
mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n'avais ni
transports ni désirs auprès d'elle; j'étais dans un calme
ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J'aurais ainsi passé ma
vie et l'éternité même sans m'ennuyer un instant. Elle est la seule
personne avec qui je n'ai jamais senti cette sécheresse de
conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos
tête-à-tête étaient moins des entretiens qu'un babil intarissable,
qui pour finir avait besoin d'être interrompu. Loin de me faire une
loi de parler, il fallait plutôt m'en faire une de me taire. A
force de méditer ses projets, elle tombait souvent dans la rêverie.
Eh bien! je la laissais rêver; je me taisais, je la contemplais, et
j'étais le plus heureux des hommes. J'avais encore un tic fort
singulier. Sans prétendre aux faveurs du tête-à-tête, je le
recherchais sans cesse, et j'en jouissais avec une passion qui
dégénérait en fureur quand des importuns venaient le troubler.
Sitôt que quelqu'un arrivait, homme ou femme, il n'importait pas,
je sortais en murmurant, ne pouvant souffrir de rester en tiers
auprès d'elle. J'allais compter les minutes dans son antichambre,
maudissant mille fois ces éternels visiteurs, et ne pouvant
concevoir ce qu'ils avaient tant à dire, parce que j'avais à dire
encore plus.
Je ne sentais toute la force de mon attachement pour elle que
quand je ne la voyais pas. Quand je la voyais, je n'étais que
content; mais mon inquiétude en son absence allait au point d'être
douloureuse. Le besoin de vivre avec elle me donnait des élans
d'attendrissement, qui souvent allaient jusqu'aux larmes. Je me
souviendrai toujours qu'un jour de grande fête, tandis qu'elle
était à vêpres, j'allai me promener hors de la ville, le cœur plein
de son image et du désir ardent de passer mes jours auprès d'elle.
J'avais assez de sens pour voir que quant à présent cela n'était
pas possible, et qu'un bonheur que je goûtais si bien serait court.
Cela donnait à ma rêverie une tristesse qui n'avait pourtant rien
de sombre, et qu'un espoir flatteur tempérait. Le son des cloches,
qui m'a toujours singulièrement affecté, le chant des oiseaux, la
beauté du jour, la douceur du paysage, les maisons éparses et
champêtres dans lesquelles je plaçais en idée notre commune
demeure; tout cela me frappait tellement d'une impression vive,
tendre, triste et touchante, que je me vis comme en extase
transporté dans cet heureux temps et dans cet heureux séjour où mon
cœur, possédant toute la félicité qui pouvait lui plaire, la
goûtait dans des ravissements inexprimables, sans songer même à la
volupté des sens. Je ne me souviens pas de m'être élancé jamais
dans l'avenir avec plus de force et d'illusion que je fis alors; et
ce qui m'a frappé le plus dans le souvenir de cette rêverie, quand
elle s'est réalisée, c'est d'avoir retrouvé des objets tels
exactement que je les avais imaginés. Si jamais rêve d'un homme
éveillé eut l'air d'une vision prophétique, ce fut assurément
celui-là. Je n'ai été déçu que dans sa durée imaginaire; car les
jours, et les ans, et la vie entière, s'y passaient dans une
inaltérable tranquillité; au lieu qu'en effet tout cela n'a duré
qu'un moment. Hélas! mon plus constant bonheur fut en songe: son
accomplissement fut
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