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Les Confessions

Les Confessions

Titel: Les Confessions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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presque à l'instant suivi du réveil.
    Je ne finirais pas si j'entrais dans le détail de toutes les
folies que le souvenir de cette chère maman me faisait faire quand
je n'étais plus sous ses yeux. Combien de fois j'ai baisé mon lit
en songeant qu'elle y avait couché; mes rideaux, tous les meubles
de ma chambre, en songeant qu'ils étaient à elle, que sa belle main
les avait touchés; le plancher même, sur lequel je me prosternais
en songeant qu'elle y avait marché! Quelquefois même en sa présence
il m'échappait des extravagances que le plus violent amour seul
semblait pouvoir inspirer. Un jour à table, au moment qu'elle avait
mis un morceau dans sa bouche, je m'écrie que j'y vois un cheveu:
elle rejette le morceau sur son assiette; je m'en saisis avidement
et l'avale. En un mot, de moi à l'amant le plus passionné il n'y
avait qu'une différence unique, mais essentielle, et qui rend mon
état presque inconcevable à la raison.
    J'étais revenu d'Italie non tout à fait comme j'y étais allé,
mais comme peut-être jamais à mon âge on n'en est revenu. J'en
avais rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J'avais senti
le progrès des ans; mon tempérament inquiet s'était enfin déclaré,
et sa première éruption, très involontaire, m'avait donné sur ma
santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose
l'innocence dans laquelle j'avais vécu jusqu'alors. Bientôt
rassuré, j'appris ce dangereux supplément, qui trompe la nature, et
sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres au prix
de leur santé, de leur vigueur, et quelquefois de leur vie. Ce
vice, que la honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un
grand attrait pour les imaginations vives: c'est de disposer, pour
ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de faire servir à leurs
plaisirs la beauté qui les tente, sans avoir besoin d'obtenir son
aveu. Séduit par ce funeste avantage, je travaillais à détruire la
bonne constitution qu'avait rétablie en moi la nature, et à qui
j'avais donné le temps de se bien former. Qu'on ajoute à cette
disposition le local de ma situation présente, logé chez une jolie
femme, caressant son image au fond de mon cœur, la voyant sans
cesse dans la journée, le soir entouré d'objets qui me la
rappellent, couché dans un lit où je sais qu'elle a couché. Que de
stimulants! tel lecteur qui se les représente me regarde déjà comme
à demi mort. Tout au contraire, ce qui devait me perdre fut
précisément ce qui me sauva, du moins pour un temps. Enivré du
charme de vivre auprès d'elle, du désir ardent d'y passer mes
jours, absente ou présente, je voyais toujours en elle une tendre
mère, une sœur chérie, une délicieuse amie, et rien de plus. Je la
voyais toujours ainsi, toujours la même, et ne voyais jamais
qu'elle. Son image, toujours présente à mon cœur, n'y laissait
place à nulle autre; elle était pour moi la seule femme qui fût au
monde; et l'extrême douceur des sentiments qu'elle m'inspirait, ne
laissant pas à mes sens le temps de s'éveiller pour d'autres, me
garantissait d'elle et de tout son sexe. En un mot, j'étais sage,
parce que je l'aimais. Sur ces effets, que je rends mal, dise qui
pourra de quelle espèce était mon attachement pour elle. Pour moi,
tout ce que j'en puis dire est que s'il paraît déjà fort
extraordinaire, dans la suite il le paraîtra beaucoup plus.
    Je passais mon temps le plus agréablement du monde, occupé des
choses qui me plaisaient le moins. C'étaient des projets à rédiger,
des mémoires à mettre au net, des recettes à transcrire; c'étaient
des herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à gouverner.
Tout à travers tout cela venaient des foules de passants, de
mendiants, de visites de toute espèce. Il fallait entretenir tout à
la fois un soldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un
frère lai. Je pestais, je grommelais, je jurais, je donnais au
diable toute cette maudite cohue. Pour elle, qui prenait tout en
gaieté, mes fureurs la faisaient rire aux larmes; et ce qui la
faisait rire encore plus était de me voir d'autant plus furieux que
je ne pouvais moi-même m'empêcher de rire. Ces petits intervalles
où j'avais le plaisir de grogner étaient charmants; et s'il
survenait un nouvel importun durant la querelle, elle en savait
encore tirer parti pour l'amusement en prolongeant malicieusement
la visite, et me jetant des coups d'oeil pour lesquels je l'aurais
volontiers battue.

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