Les Confessions
quelquefois
l'opéra en Italie? Dans les changements de scène, il règne sur ces
grands théâtres un désordre désagréable et qui dure assez
longtemps; toutes les décorations sont entremêlées, on voit de
toutes parts un tiraillement qui fait peine, on croit que tout va
renverser; cependant peu à peu tout s'arrange, rien ne manque, et
l'on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un
spectacle ravissant. Cette manœuvre est à peu près celle qui se
fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j'avais su
premièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les choses
qui s'y sont ainsi peintes, peu d'auteurs m'auraient surpassé.
De là vient l'extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes
manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent
la peine qu'ils m'ont coûtée. Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait
fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la
presse. Je n'ai jamais pu rien faire la plume à la main vis-à-vis
d'une table et de mon papier; c'est à la promenade, au milieu des
rochers et des bois; c'est la nuit dans mon lit et durant mes
insomnies que j'écris dans mon cerveau: l'on peut juger avec quelle
lenteur, surtout pour un homme absolument dépourvu de mémoire
verbale, et qui de la vie n'a pu retenir six vers par cœur. Il y a
telle de mes périodes que j'ai tournée et retournée cinq ou six
nuits dans ma tête avant qu'elle fût en état d'être mise sur le
papier. De là vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui
demandent du travail qu'à ceux qui veulent être faits avec une
certaine légèreté, comme les lettres; genre dont je n'ai jamais pu
prendre le ton, et dont l'occupation me met au supplice. Je n'écris
point de lettres sur les moindres sujets qui ne me coûtent des
heures de fatigue, ou, si je veux écrire de suite ce qui me vient,
je ne sais ni commencer ni finir; ma lettre est un long et confus
verbiage; à peine m'entend-on quand on la lit.
Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent
même à recevoir. J'ai étudié les hommes, et je me crois assez bon
observateur: cependant je ne sais rien voir de ce que je vois; je
ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de l'esprit que
dans mes souvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on fait, de
tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénètre
rien. Le signe extérieur est tout ce qui me frappe. Mais ensuite
tout cela me revient, je me rappelle le lieu, le temps, le ton, le
regard, le geste, la circonstance; rien ne m'échappe. Alors, sur ce
qu'on a fait ou dit, je trouve ce qu'on a pensé; et il est rare que
je me trompe.
Si peu maître de mon esprit seul avec moi-même, qu'on juge de ce
que je dois être dans la conversation, où, pour parler à propos, il
faut penser à la fois et sur-le-champ à mille choses. La seule idée
de tant de convenances, dont je suis sûr d'oublier au moins
quelqu'une, suffit pour m'intimider. Je ne comprends pas même
comment on ose parler dans un cercle; car à chaque mot il faudrait
passer en revue tous les gens qui sont là; il faudrait connaître
tous leurs caractères, savoir leurs histoires, pour être sûr de ne
rien dire qui puisse offenser quelqu'un. Là-dessus, ceux qui vivent
dans le monde ont un grand avantage: sachant mieux ce qu'il faut
taire, ils sont plus sûrs de ce qu'ils disent; encore leur
échappe-t-il souvent des balourdises. Qu'on juge de celui qui tombe
là des nues: il lui est presque impossible de parler une minute
impunément. Dans le tête-à-tête il y a un autre inconvénient que je
trouve pire, la nécessité de parler toujours: quand on vous parle,
il faut répondre; et si l'on ne dit mot, il faut relever la
conversation. Cette insupportable contrainte m'eût seule dégoûté de
la société. Je ne trouve point de gêne plus terrible que
l'obligation de parler sur-le-champ et toujours. Je ne sais si ceci
tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement; mais c'est
assez qu'il faille absolument que je parle, pour que je dise une
sottise infailliblement.
Ce qu'il y a de plus fatal est qu'au lieu de savoir me taire
quand je n'ai rien à dire, c'est alors que, pour payer plus tôt ma
dette, j'ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier
promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne
signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie,
je manque rarement de la montrer. Entre mille exemples que
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