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Les Confessions

Les Confessions

Titel: Les Confessions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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affaire de préparer le dîner. Les
deux demoiselles, tout en cuisinant, baisaient de temps en temps
les enfants de la grangère; et le pauvre marmiton regardait faire
en rongeant son frein. On avait envoyé des provisions de la ville,
et il y avait de quoi faire un très bon dîner, surtout en
friandises: mais malheureusement on avait oublié du vin. Cet oubli
n'était pas étonnant pour des filles qui n'en buvaient guère; mais
j'en fus fâché, car j'avais un peu compté sur ce secours pour
m'enhardir. Elles en furent fâchées aussi, par la même raison
peut-être; mais je n'en crois rien. Leur gaieté vive et charmante
était l'innocence même; et d'ailleurs qu'eussent-elles fait de moi
entre elles deux? Elles envoyèrent chercher du vin partout aux
environs: on n'en trouva point, tant les paysans de ce canton sont
sobres et pauvres. Comme elles m'en marquaient leur chagrin, je
leur dis de n'en pas être si fort en peine, et qu'elles n'avaient
pas besoin de vin pour m'enivrer. Ce fut la seule galanterie que
j'osai leur dire de la journée; mais je crois que les friponnes
voyaient de reste que cette galanterie était une vérité.
    Nous dînâmes dans la cuisine de la grangère, les deux amies
assises sur des bancs aux deux côtés de la longue table, et leur
hôte entre elles deux sur une escabelle à trois pieds. Quel dîner!
quel souvenir plein de charmes! Comment, pouvant à si peu de frais
goûter des plaisirs si purs et si vrais, vouloir en rechercher
d'autres? Jamais souper des petites maisons de Paris n'approcha de
ce repas, je ne dis pas seulement pour la gaieté, pour la douce
joie, mais je dis pour la sensualité.
    Après le dîner nous fîmes une économie: au lieu de prendre le
café qui nous restait du déjeuner, nous le gardâmes pour le goûter
avec de la crème et des gâteaux qu'elles avaient apportés; et pour
tenir notre appétit en haleine, nous allâmes dans le verger achever
notre dessert avec des cerises. Je montai sur l'arbre, et je leur
en jetais des bouquets dont elles me rendaient les noyaux à travers
les branches. Une fois mademoiselle Galley, avançant son tablier et
reculant la tête, se présentait si bien et je visai si juste, que
je lui fis tomber un bouquet dans le sein; et de rire. Je me disais
en moi-même: Que mes lèvres ne sont-elles des cerises! comme je les
leur jetterais ainsi de bon cœur!
    La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec la plus
grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un
seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée: et cette
décence nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait toute
seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos cœurs. Enfin ma
modestie (d'autres diront ma sottise) fut telle, que la plus grande
privauté qui m'échappa fut de baiser une seule fois la main de
mademoiselle Galley. Il est vrai que la circonstance donnait du
prix à cette légère faveur. Nous étions seuls, je respirais avec
embarras, elle avait les yeux baissés: ma bouche, au lieu de
trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main, qu'elle
retira doucement après qu'elle fut baisée, en me regardant d'un air
qui n'était point irrité. Je ne sais ce que j'aurais pu lui dire:
son amie entra, et me parut laide en ce moment.
    Enfin elles se souvinrent qu'il ne fallait pas attendre la nuit
pour rentrer en ville. Il ne nous restait que le temps qu'il
fallait pour y arriver de jour, et nous nous hâtâmes de partir en
nous distribuant comme nous étions venus. Si j'avais osé, j'aurais
transposé cet ordre; car le regard de mademoiselle Galley m'avait
vivement ému le cœur; mais je n'osai rien dire, et ce n'était pas à
elle de le proposer. En marchant nous disions que la journée avait
tort de finir; mais, loin de nous plaindre qu'elle eût été courte,
nous trouvâmes que nous avions eu le secret de la faire longue par
tous les amusements dont nous avions su la remplir.
    Je les quittai à peu près au même endroit où elles m'avaient
pris. Avec quel regret nous nous séparâmes! avec quel plaisir nous
projetâmes de nous revoir! Douze heures passées ensemble nous
valaient des siècles de familiarité. Le doux souvenir de cette
journée ne coûtait rien à ces aimables filles; la tendre union qui
régnait entre nous trois valait des plaisirs plus vifs, et n'eût pu
subsister avec eux: nous nous aimions sans mystère et sans honte,
et nous voulions nous aimer toujours ainsi. L'innocence des mœurs a
sa

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