Les Confessions
mon cœur tous les
projets imaginaires, toutes les folies de l'ambition. Je ne voyais
plus d'autre bonheur que celui de vivre auprès d'elle, et je ne
faisais pas un pas sans sentir que je m'éloignais de ce bonheur.
J'y revins donc aussitôt que cela me fut possible. Mon retour fut
si prompt et mon esprit si distrait, que, quoique je me rappelle
avec tant de plaisir tous mes autres voyages, je n'ai pas le
moindre souvenir de celui-là. Je ne m'en rappelle rien du tout,
sinon mon départ de Lyon et mon arrivée à Annecy. Qu'on juge
surtout si cette dernière époque a dû sortir de ma mémoire! En
arrivant je ne trouvai plus madame de Warens; elle était partie
pour Paris.
Je n'ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle me l'aurait
dit, j'en suis très sûr, si je l'en avais pressée; mais jamais
homme ne fut moins curieux que moi du secret de ses amis: mon cœur,
uniquement occupé du présent, en remplit toute sa capacité, tout
son espace, et, hors les plaisirs passés, qui font désormais mes
uniques jouissances, il n'y reste pas un coin de vide pour ce qui
n'est plus. Tout ce que j'ai cru entrevoir dans le peu qu'elle m'en
a dit est que, dans la révolution causée à Turin par l'abdication
du roi de Sardaigne, elle craignit d'être oubliée, et voulut, à la
faveur des intrigues de M. d'Aubonne, chercher le même avantage à
la cour de France, où elle m'a souvent dit qu'elle l'eût préféré,
parce que la multitude des grandes affaires fait qu'on n'y est pas
si désagréablement surveillé. Si cela est, il est bien étonnant
qu'à son retour on ne lui ait pas fait plus mauvais visage, et
qu'elle ait toujours joui de sa pension sans aucune interruption.
Bien des gens ont cru qu'elle avait été chargée de quelque
commission secrète, soit de la part de l'évêque, qui avait alors
des affaires à la cour de France, où il fut lui-même obligé
d'aller, soit de la part de quelqu'un plus puissant encore, qui sut
lui ménager un heureux retour. Ce qu'il y a de sûr, si cela est,
est que l'ambassadrice n'était pas mal choisie, et que, jeune et
belle encore, elle avait tous les talents nécessaires pour se bien
tirer d'une négociation.
Livre IV
J'arrive et je ne la trouve plus. Qu'on juge de ma surprise et
de ma douleur! C'est alors que le regret d'avoir lâchement
abandonné M. le Maître commença de se faire sentir. Il fut plus vif
encore quand j'appris le malheur qui lui était arrivé. Sa caisse de
musique, qui contenait toute sa fortune, cette précieuse caisse,
sauvée avec tant de fatigue, avait été saisie en arrivant à Lyon,
par les soins du comte Dortan, à qui le chapitre avait fait écrire
pour le prévenir de cet enlèvement furtif. Le Maître avait en vain
réclamé son bien, son gagne-pain, le travail de toute sa vie. La
propriété de cette caisse était tout au moins sujette à litige: il
n'y en eut point. L'affaire fut décidée à l'instant même par la loi
du plus fort, et le pauvre le Maître perdit ainsi le fruit de ses
talents, l'ouvrage de sa jeunesse, et la ressource de ses vieux
jours.
Il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre accablant.
Mais j'étais dans un âge où les grands chagrins ont peu de prise,
et je me forgeai bientôt des consolations. Je comptais avoir dans
peu des nouvelles de madame de Warens, quoique je ne susse pas son
adresse et qu'elle ignorât que j'étais de retour: et quant à ma
désertion, tout bien compté, je ne la trouvais pas si coupable.
J'avais été utile à M. le Maître dans sa retraite; c'était le seul
service qui dépendît de moi. Si j'avais resté avec lui en France,
je ne l'aurais pas guéri de son mal, je n'aurais pas sauvé sa
caisse, je n'aurais fait que doubler sa dépense sans lui pouvoir
être bon à rien. Voilà comment alors je voyais la chose: je la vois
autrement aujourd'hui. Ce n'est pas quand une vilaine action vient
d'être faite qu'elle nous tourmente, c'est quand longtemps après on
se la rappelle; car le souvenir ne s'en éteint point.
Le seul parti que j'avais à prendre pour avoir des nouvelles de
maman était d'en attendre; car où l'aller chercher à Paris, et avec
quoi faire le voyage? Il n'y avait point de lieu plus sûr qu'Annecy
pour savoir tôt ou tard où elle était. J'y restai donc: mais je me
conduisis assez mal. Je n'allai point voir l'évêque qui m'avait
protégé et qui me pouvait protéger encore: je n'avais plus ma
patronne auprès de lui, et je craignais les réprimandes sur
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