Les Confessions
l'avenir m'a toujours
fait regarder les projets de longue exécution comme des leurres de
dupe. Je me livre à l'espoir comme un autre, pourvu qu'il ne me
coûte rien à nourrir; mais s'il faut prendre longtemps de la peine,
je n'en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s'offre à ma portée
me tente plus que les joies du paradis. J'excepte pourtant le
plaisir que la peine doit suivre: celui-là ne me tente pas, parce
que je n'aime que des jouissances pures, et que jamais on n'en a de
telles quand on sait qu'on s'apprête un repentir.
J'avais grand besoin d'arriver en quelque lieu que ce fût et le
plus proche était le mieux; car, m'étant égaré dans ma route, je me
trouvai le soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me restait,
hors dix kreutzers, qui partirent le lendemain à la dînée: et,
arrivé le soir à un petit village auprès de Lausanne, j'y entrai
dans un cabaret sans un sou pour payer ma couchée, et sans savoir
que devenir. J'avais grand'faim; je fis bonne contenance, et je
demandai à souper, comme si j'eusse eu de quoi bien payer. J'allai
me coucher sans songer à rien, je dormis tranquillement; et, après
avoir déjeuné le matin et compté avec l'hôte, je voulus pour sept
batz, à quoi montait ma dépense, lui laisser ma veste en gage. Ce
brave homme la refusa, et me dit que grâce au ciel il n'avait
jamais dépouillé personne; qu'il ne voulait pas commencer pour sept
batz, que je gardasse ma veste, et que je le payerais quand je
pourrais. Je fus touché de sa bonté, mais moins que je ne devais
l'être, et que je ne l'ai été depuis en y repensant. Je ne tardai
guère à lui renvoyer son argent avec des remerciements par un homme
sûr; mais quinze ans après, repassant par Lausanne, à mon retour
d'Italie, j'eus un vrai regret d'avoir oublié le nom du cabaret et
de l'hôte. Je l'aurais été voir; je me serais fait un vrai plaisir
de lui rappeler sa bonne œuvre, et de lui prouver qu'elle n'avait
pas été mal placée. Des services plus importants sans doute, mais
rendus avec plus d'ostentation, ne m'ont pas paru si dignes de
reconnaissance que l'humanité simple et sans éclat de cet honnête
homme.
En approchant de Lausanne je rêvais à la détresse où je me
trouvais, au moyen de m'en tirer sans aller montrer ma misère à ma
belle-mère; et je me comparais, dans ce pèlerinage pédestre, à mon
ami Venture arrivant à Annecy. Je m'échauffai si bien de cette
idée, que, sans songer que je n'avais ni sa gentillesse ni ses
talents, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit Venture,
d'enseigner la musique, que je ne savais pas, et de me dire de
Paris, où je n'avais jamais été. En conséquence de ce beau projet,
comme il n'y avait point là de maîtrise où je pusse vicarier, et
que d'ailleurs je n'avais garde d'aller me fourrer parmi les gens
de l'art, je commençai par m'informer d'une petite auberge où l'on
pût être assez bien et à bon marché. On m'enseigna un nommé
Perrotet, qui tenait des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva être
le meilleur homme du monde, et me reçut fort bien. Je lui contai
mes petits mensonges comme je les avais arrangés. Il me promit de
parler de moi, et de tâcher de me procurer des écoliers; il me dit
qu'il ne me demanderait de l'argent que quand j'en aurais gagné. Sa
pension était de cinq écus blancs; ce qui était peu pour la chose,
mais beaucoup pour moi. Il me conseilla de ne me mettre d'abord
qu'à la demi-pension, qui consistait pour le dîner en une bonne
soupe, et rien de plus, mais bien à souper le soir. J'y consentis.
Ce pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du meilleur cœur du
monde, et n'épargnait rien pour m'être utile.
Pourquoi faut-il qu'ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma
jeunesse, j'en trouve si peu dans un âge avancé? Leur race est-elle
épuisée? Non; mais l'ordre où j'ai besoin de les chercher
aujourd'hui n'est plus le même où je les trouvais alors. Parmi le
peuple, où les grandes passions ne parlent que par intervalles, les
sentiments de la nature se font plus souvent entendre. Dans les
états plus élevés ils sont étouffés absolument, et, sous le masque
du sentiment, il n'y a jamais que l'intérêt ou la vanité qui
parle.
J'écrivis de Lausanne à mon père, qui m'envoya mon paquet, et me
marqua d'excellentes choses dont j'aurais dû mieux profiter. J'ai
déjà noté des moments de délire inconcevables où je n'étais plus
moi-même. En voici encore un des plus marqués. Pour
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