Les Confessions
vingt-cinq.
Elle s'y borna pourtant cette fois. Ma simplicité fut telle que,
quoique la Merceret ne fût pas désagréable, il ne me vint pas même
à l'esprit durant tout le voyage, je ne dis pas la moindre
tentation galante, mais même la moindre idée qui s'y rapportât; et
quand cette idée me serait venue, j'étais trop sot pour en savoir
profiter. Je n'imaginais pas comment une fille et un garçon
parvenaient à coucher ensemble; je croyais qu'il fallait des
siècles pour préparer ce terrible arrangement. Si la pauvre
Merceret, en me défrayant, comptait sur quelque équivalent, elle en
fut la dupe; et nous arrivâmes à Fribourg exactement comme nous
étions partis d'Annecy.
En passant à Genève je n'allai voir personne, mais je fus prêt à
me trouver mal sur les ponts. Jamais je n'ai vu les murs de cette
heureuse ville, jamais je n'y suis entré, sans sentir une certaine
défaillance de cœur qui venait d'un excès d'attendrissement. En
même temps que la noble image de la liberté m'élevait l'âme, celles
de l'égalité, de l'union, de la douceur des mœurs me touchaient
jusqu'aux larmes, et m'inspiraient un vif regret d'avoir perdu tous
ces biens. Dans quelle erreur j'étais, mais qu'elle était
naturelle! Je croyais voir tout cela dans ma patrie, parce que je
le portais dans mon cœur.
Il fallait passer à Nyon. Passer sans voir mon bon père! Si
j'avais eu ce courage, j'en serais mort de regret. Je laissai la
Merceret à l'auberge, et je l'allai voir à tout risque. Eh! que
j'avais tort de le craindre! Son âme, à mon abord, s'ouvrit aux
sentiments paternels dont elle était pleine. Que de pleurs nous
versâmes en nous embrassant! Il crut d'abord que je revenais à lui.
Je lui fis mon histoire, et je lui dis ma résolution. Il la
combattit faiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je
m'exposais, me dit que les plus courtes folies étaient les
meilleures. Du reste, il n'eut pas même la tentation de me retenir
de force; et en cela je trouve qu'il eut raison: mais il est
certain qu'il ne fit pas, pour me ramener, tout ce qu'il aurait pu
faire, soit qu'après le pas que j'avais fait il jugeât lui-même que
je n'en devais pas revenir, soit qu'il fût embarrassé peut-être à
savoir ce qu'à mon âge il pourrait faire de moi. J'ai su depuis
qu'il eut de ma compagne de voyage une opinion bien injuste et bien
éloignée de la vérité, mais du reste assez naturelle. Ma
belle-mère, bonne femme, un peu mielleuse, fit semblant de vouloir
me retenir à souper. Je ne restai point, mais je leur dis que je
comptais m'arrêter avec eux plus longtemps au retour, et je leur
laissai en dépôt mon petit paquet, que j'avais fait venir par le
bateau, et dont j'étais embarrassé. Le lendemain je partis de bon
matin, bien content d'avoir vu mon père et d'avoir osé faire mon
devoir.
Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du voyage,
les empressements de mademoiselle Merceret diminuèrent un peu.
Après notre arrivée elle ne me marqua plus que de la froideur; et
son père, qui ne nageait pas dans l'opulence, ne me fit pas non
plus un bien grand accueil: j'allai loger au cabaret. Je les fus
voir le lendemain; ils m'offrirent à dîner; je l'acceptai. Nous
nous séparâmes sans pleurs; je retournai le soir à ma gargotte, et
je repartis le surlendemain de mon arrivée, sans trop savoir où
j'avais dessein d'aller. Voilà encore une circonstance de ma vie où
la Providence m'offrait précisément ce qu'il me fallait pour couler
des jours heureux. La Merceret était une très bonne fille, point
brillante, point belle, mais point laide non plus; peu vive, fort
raisonnable, à quelques petites humeurs près, qui se passaient à
pleurer, et qui n'avaient jamais de suite orageuse. Elle avait un
vrai goût pour moi; j'aurais pu l'épouser sans peine, et suivre le
métier de son père. Mon goût pour la musique me l'aurait fait
aimer. Je me serais établi à Fribourg, petite ville peu jolie, mais
peuplée de bonnes gens. J'aurais perdu sans doute de grands
plaisirs, mais j'aurais vécu en paix jusqu'à ma dernière heure; et
je dois savoir mieux que personne qu'il n'y avait pas à balancer
sur ce marché.
Je revins, non pas à Nyon, mais à Lausanne. Je voulais me
rassasier de la vue de ce beau lac qu'on voit là dans sa plus
grande étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminants n'ont
pas été plus solides. Des vues éloignées ont rarement assez de
force pour me faire agir. L'incertitude de
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