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Les Confessions

Les Confessions

Titel: Les Confessions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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comprendre à
quel point la tête me tournait alors, à quel point je m'étais pour
ainsi dire venturisé, il ne faut que voir combien tout à la fois
j'accumulai d'extravagances. Me voilà maître à chanter sans savoir
déchiffrer un air; car quand les six mois que j'avais passés avec
le Maître m'auraient profité, jamais ils n'auraient pu suffire:
mais outre cela j'apprenais d'un maître; c'en était assez pour
apprendre mal. Parisien de Genève, et catholique en pays
protestant, je crus devoir changer mon nom, ainsi que ma religion
et ma patrie. Je m'approchais toujours de mon grand modèle autant
qu'il m'était possible. Il s'était appelé Venture de Villeneuve;
moi je fis l'anagramme du nom de Rousseau dans celui de Vaussore,
et je m'appelai Vaussore de Villeneuve. Venture savait la
composition, quoiqu'il n'en eût rien dit; moi, sans la savoir, je
m'en vantai à tout le monde, et, sans pouvoir noter le moindre
vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce n'est pas tout: ayant
été présenté à M. de Treytorens, professeur en droit qui aimait la
musique et faisait des concerts chez lui, je voulus lui donner un
échantillon de mon talent, et je me mis à composer une pièce pour
son concert, aussi effrontément que si j'avais su comment m'y
prendre. J'eus la constance de travailler pendant quinze jours à ce
bel ouvrage, de le mettre au net, d'en tirer les parties, et de les
distribuer avec autant d'assurance que si c'eût été un chef-d'œuvre
d'harmonie. Enfin, ce qu'on aura peine à croire et qui est très
vrai, pour couronner dignement cette sublime production, je mis à
la fin un joli menuet, qui courait les rues, et que tout le monde
se rappelle peut-être encore, sur ces paroles jadis si connues:
Quel caprice! Quelle injustice! Quoi! ta Clarice Trahirait tes
feux! etc.
    Venture m'avait appris cet air avec la basse sur d'autres
paroles infâmes, à l'aide desquelles je l'avais retenu. Je mis donc
à la fin de ma composition ce menuet et sa basse, en supprimant les
paroles, et je le donnai pour être de moi, tout aussi résolument
que si j'avais parlé à des habitants de la lune.
    On s'assemble pour exécuter ma pièce. J'explique à chacun le
genre du mouvement, le goût de l'exécution, les renvois des
parties; j'étais fort affairé. On s'accorde pendant cinq ou six
minutes, qui furent pour moi cinq ou six siècles. Enfin tout étant
prêt, je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre
magistral les cinq ou six coups du Prenez garde à vous. On fait
silence; je me mets gravement à battre la mesure, on commence… Non,
depuis qu'il existe des opéras français, de la vie on n'ouït un
semblable charivari. Quoi qu'on eût pu penser de mon prétendu
talent, l'effet fut pire que tout ce qu'on semblait attendre. Les
musiciens étouffaient de rire; les auditeurs ouvraient de grands
yeux et auraient bien voulu fermer les oreilles; mais il n'y avait
pas moyen. Mes bourreaux de symphonistes, qui voulaient s'égayer,
raclaient à percer le tympan d'un quinze-vingt. J'eus la constance
d'aller toujours mon train, suant il est vrai à grosses gouttes,
mais retenu par la honte, n'osant m'enfuir et tout planter là. Pour
ma consolation, j'entendais autour de moi les assistants se dire à
leur oreille, ou plutôt à la mienne, l'un, il n'y a rien là de
supportable; un autre, quelle musique enragée! un autre, quel
diable de sabbat! Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu
n'espérais guère qu'un jour, devant le roi de France et toute sa
cour, tes sons exciteraient des murmures de surprise et
d'applaudissement, et que, dans toutes les loges autour de toi, les
plus aimables femmes se diraient à demi-voix: quels sons charmants!
quelle musique enchanteresse! tous ces chants-là vont au cœur!
    Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A
peine en eut-on joué quelques mesures, que j'entendis partir de
toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon joli
goût de chant; on m'assurait que ce menuet ferait parler de moi, et
que je méritais d'être chanté partout. Je n'ai pas besoin de
dépeindre mon angoisse, ni d'avouer que je la méritais bien.
    Le lendemain, l'un de mes symphonistes, appelé Lutold, vint me
voir, et fut assez bon homme pour ne pas me féliciter sur mon
succès. Le profond sentiment de ma sottise, la honte, le regret, le
désespoir de l'état où j'étais réduit, l'impossibilité de tenir mon
cœur fermé dans ses grandes peines, me firent

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