Les Confessions
Piquant d'émulation
celle de leurs Excellences, je dis qu'il n'y avait pas moins à
espérer de leur munificence accoutumée; et puis, tâchant de prouver
que cette bonne œuvre en était également une pour tous les
chrétiens sans distinction de secte, je finis par promettre les
bénédictions du ciel à ceux qui voudraient y prendre part. Je ne
dirai pas que mon discours fit effet, mais il est sûr qu'il fut
goûté, et qu'au sortir de l'audience l'archimandrite reçut un
présent fort honnête, et de plus, sur l'esprit de son secrétaire,
des compliments dont j'eus l'agréable emploi d'être le truchement,
mais que je n'osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois de
ma vie que j'aie parlé en public et devant un souverain, et la
seule fois aussi peut-être que j'ai parlé hardiment et bien. Quelle
différence dans les dispositions du même homme! Il y a trois ans
qu'étant allé voir à Yverdun mon vieux ami M. Roguin, je reçus une
députation pour me remercier de quelques livres que j'avais donnés
à la bibliothèque de cette ville. Les Suisses sont grands
harangueurs; ces messieurs me haranguèrent. Je me crus obligé de
répondre; mais je m'embarrassai tellement dans ma réponse, et ma
tête se brouilla si bien, que je restai court, et me fis moquer de
moi. Quoique timide naturellement, j'ai été hardi quelquefois dans
ma jeunesse; jamais dans mon âge avancé. Plus j'ai vu le monde,
moins j'ai pu me faire à son ton.
Partis de Berne, nous allâmes à Soleure; car le dessein de
l'archimandrite était de reprendre la route d'Allemagne, et de s'en
retourner par la Hongrie ou par la Pologne, ce qui faisait une
route immense: mais comme chemin faisant sa bourse s'emplissait
plus qu'elle ne se vidait, il craignait peu les détours. Pour moi,
qui me plaisais presque autant à cheval qu'à pied, je n'aurais pas
mieux demandé que de voyager ainsi toute ma vie: mais il était
écrit que je n'irais pas si loin.
La première chose que nous fîmes arrivant à Soleure fut d'aller
saluer monsieur l'ambassadeur de France. Malheureusement pour mon
évêque, cet ambassadeur était le marquis de Bonac, qui avait été
ambassadeur à la Porte, et qui devait être au fait de tout ce qui
regardait le saint sépulcre. L'archimandrite eut une audience d'un
quart d'heure, où je ne fus pas admis, parce que monsieur
l'ambassadeur entendait la langue franque et parlait l'italien du
moins aussi bien que moi. A la sortie de mon Grec je voulus le
suivre; on me retint, ce fut mon tour. M'étant donné pour Parisien,
j'étais comme tel sous la juridiction de son Excellence. Elle me
demanda qui j'étais, m'exhorta de lui dire la vérité: je le lui
promis, en lui demandant une audience particulière qui me fut
accordée. Monsieur l'ambassadeur m'emmena dans son cabinet dont il
ferma sur nous la porte; et là, me jetant à ses pieds, je lui tins
parole. Je n'aurais pas moins dit quand je n'aurais rien promis,
car un continuel besoin d'épanchement met à tout moment mon cœur
sur mes lèvres; et, après m'être ouvert sans réserve au musicien
Lutold, je n'avais garde de faire le mystérieux avec le marquis de
Bonac. Il fut si content de ma petite histoire et de l'effusion de
cœur avec laquelle il vit que je l'avais contée, qu'il me prit par
la main, entra chez madame l'ambassadrice, et me présenta à elle en
lui faisant un abrégé de mon récit. Madame de Bonac m'accueillit
avec bonté, et dit qu'il ne fallait pas me laisser aller avec ce
moine grec. Il fut résolu que je resterais à l'hôtel, en attendant
qu'on vît ce qu'on pourrait faire de moi. Je voulus aller faire mes
adieux à mon pauvre archimandrite, pour lequel j'avais conçu de
l'attachement: on ne me le permit pas. On envoya lui signifier mes
arrêts, et un quart d'heure après, je vis arriver mon petit sac. M.
de la Martinière, secrétaire d'ambassade, fut en quelque façon
chargé de moi. En me conduisant dans la chambre qui m'était
destinée, il me dit: Cette chambre a été occupée sous le comte du
Luc par un homme célèbre du même nom que vous: il ne tient qu'à
vous de le remplacer de toutes manières, et de faire dire un jour,
Rousseau premier, Rousseau second. Cette conformité, qu'alors je
n'espérais guère, eût moins flatté mes désirs si j'avais pu prévoir
à quel prix je l'achèterais un jour.
Ce que m'avait dit M. de la Martinière me donna de la curiosité.
Je lus les ouvrages de celui dont j'occupais la chambre; et, sur le
compliment
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