Les Confessions
Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et
puantes, de vilaines maisons noires, l'air de la malpropreté, de la
pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des
crieuses de tisane et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa
d'abord à tel point, que tout ce que j'ai vu depuis à Paris de
magnificence réelle n'a pu détruire cette première impression, et
qu'il m'en est resté toujours un secret dégoût pour l'habitation de
cette capitale. Je puis dire que tout le temps que j'y ai vécu dans
la suite ne fut employé qu'à y chercher des ressources pour me
mettre en état d'en vivre éloigné. Tel est le fruit d'une
imagination trop active, qui exagère par-dessus l'exagération des
hommes, et voit toujours plus que ce qu'on lui dit. On m'avait tant
vanté Paris, que je me l'étais figuré comme l'ancienne Babylone,
dont je trouverais peut-être autant à rabattre, si je l'avais vue,
du portrait que je m'en suis fait. La même chose m'arriva à
l'Opéra, où je me pressai d'aller le lendemain de mon arrivée; la
même chose m'arriva dans la suite à Versailles; dans la suite
encore en voyant la mer; et la même chose m'arrivera toujours en
voyant des spectacles qu'on m'aura trop annoncés: car il est
impossible aux hommes et difficile à la nature elle-même de passer
en richesse mon imagination.
A la manière dont je fus reçu de tous ceux pour qui j'avais des
lettres, je crus ma fortune faite. Celui à qui j'étais le plus
recommandé, et qui me caressa le moins, était M. de Surbeck, retiré
du service et vivant philosophiquement à Bagneux, où je fus le voir
plusieurs fois, et où jamais il ne m'offrit un verre d'eau. J'eus
plus d'accueil de madame de Merveilleux, belle-sœur de
l'interprète, et de son neveu, officier aux gardes: non seulement
la mère et le fils me reçurent bien, mais ils m'offrirent leur
table, dont je profitai souvent durant mon séjour à Paris. Madame
de Merveilleux me parut avoir été belle; ses cheveux étaient d'un
beau noir, et faisaient, à la vieille mode, le crochet sur ses
tempes. Il lui restait ce qui ne périt point avec les attraits, un
esprit très agréable. Elle me parut goûter le mien, et fit tout ce
qu'elle put pour me rendre service; mais personne ne la seconda, et
je fus bientôt désabusé de tout ce grand intérêt qu'on avait paru
prendre à moi. Il faut pourtant rendre justice aux Français: ils ne
s'épuisent point autant qu'on dit en protestations, et celles
qu'ils font sont presque toujours sincères; mais ils ont une
manière de paraître s'intéresser à vous qui trompe plus que des
paroles. Les gros compliments des Suisses n'en peuvent imposer qu'à
des sots. Les manières des Français sont plus séduisantes en cela
même qu'elles sont plus simples: on croirait qu'ils ne vous disent
pas tout ce qu'ils veulent faire, pour vous surprendre plus
agréablement. Je dirai plus; ils ne sont point faux dans leurs
démonstrations; ils sont naturellement officieux, humains,
bienveillants, et même, quoi qu'on en dise, plus vrais qu'aucune
autre nation: mais ils sont légers et volages. Ils ont en effet le
sentiment qu'ils vous témoignent; mais ce sentiment s'en va comme
il est venu. En vous parlant ils sont pleins de vous; ne vous
voient-ils plus, ils vous oublient. Rien n'est permanent dans leur
cœur: tout est chez eux l'œuvre du moment.
Je fus donc beaucoup flatté et peu servi. Ce colonel Godard, au
neveu duquel on m'avait donné, se trouva être un vilain vieux
avare, qui, quoique tout cousu d'or, voyant ma détresse, me voulut
avoir pour rien. Il prétendait que je fusse auprès de son neveu une
espèce de valet sans gages plutôt qu'un vrai gouverneur. Attaché
continuellement à lui, et par là dispensé du service, il fallait
que je vécusse de ma paye de cadet, c'est-à-dire de soldat; et à
peine consentait-il à me donner l'uniforme; il aurait voulu que je
me contentasse de celui du régiment. Madame de Merveilleux,
indignée de ses propositions, me détourna elle-même de les
accepter; son fils fut du même sentiment. On cherchait autre chose,
et l'on ne trouvait rien. Cependant je commençais d'être pressé, et
cent francs sur lesquels j'avais fait mon voyage ne pouvaient me
mener bien loin. Heureusement je reçus de la part de monsieur
l'ambassadeur encore une petite remise qui me fit grand bien; et je
crois qu'il ne m'aurait pas abandonné si j'eusse eu plus de
patience: mais languir, attendre, solliciter sont pour moi
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