Les Confessions
qu'on m'avait fait, croyant avoir du goût pour la
poésie, je fis pour mon coup d'essai une cantate à la louange de
madame de Bonac. Ce goût ne se soutint pas. J'ai fait de temps en
temps de médiocres vers: c'est un exercice assez bon pour se rompre
aux inversions élégantes, et apprendre à mieux écrire en prose;
mais je n'ai jamais trouvé dans la poésie française assez d'attrait
pour m'y livrer tout à fait.
M. de la Martinière voulut voir de mon style, et me demanda par
écrit le même détail que j'avais fait à monsieur l'ambassadeur. Je
lui écrivis une longue lettre, que j'apprends avoir été conservée
par M. de Marianne, qui était attaché depuis longtemps au marquis
de Bonac, et qui depuis a succédé à M. de la Martinière sous
l'ambassade de M. de Courteilles. J'ai prié M. de Malesherbes de
tâcher de me procurer une copie de cette lettre. Si je puis l'avoir
par lui ou par d'autres, on la trouvera dans le recueil qui doit
accompagner mes Confessions.
L'expérience que je commençais d'avoir modérait peu à peu mes
projets romanesques; et, par exemple, non seulement je ne devins
point amoureux de madame de Bonac, mais je sentis d'abord que je ne
pouvais faire un grand chemin dans la maison de son mari. M. de la
Martinière en place, et M. de Marianne pour ainsi dire en
survivance, ne me laissaient espérer pour toute fortune qu'un
emploi de sous-secrétaire, qui ne me tentait pas infiniment. Cela
fit que quand on me consulta sur ce que je voulais faire, je
marquai beaucoup d'envie d'aller à Paris. Monsieur l'ambassadeur
goûta cette idée, qui tendait au moins à le débarrasser de moi. M.
de Merveilleux, secrétaire interprète de l'ambassade, dit que son
ami M. Godard, colonel suisse au service de France, cherchait
quelqu'un pour mettre auprès de son neveu, qui entrait fort jeune
au service, et pensa que je pourrais lui convenir. Sur cette idée,
assez légèrement prise, mon départ fut résolu; et moi, qui voyais
un voyage à faire et Paris au bout, j'en fus dans la joie de mon
cœur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage
accompagnés de force bonnes leçons, et je partis.
Je mis à ce voyage une quinzaine de jours, que je peux compter
parmi les heureux de ma vie. J'étais jeune, je me portais bien,
j'avais assez d'argent, beaucoup d'espérance, je voyageais à pied,
et je voyageais seul. On serait étonné de me voir compter un pareil
avantage, si déjà l'on n'avait dû se familiariser avec mon humeur.
Mes douces chimères me tenaient compagnie, et jamais la chaleur de
mon imagination n'en enfanta de plus magnifiques. Quand on
m'offrait quelque place vide dans une voiture, ou que quelqu'un
m'accostait en route, je rechignais de voir renverser la fortune
dont je bâtissais l'édifice en marchant. Cette fois mes idées
étaient martiales. J'allais m'attacher à un militaire et devenir
militaire moi-même; car on avait arrangé que je commencerais par
être cadet. Je croyais déjà me voir en habit d'officier, avec un
beau plumet blanc. Mon cœur s'enflait à cette noble idée. J'avais
quelque teinture de géométrie et de fortifications; j'avais un
oncle ingénieur; j'étais en quelque sorte enfant de la balle. Ma
vue courte offrait un peu d'obstacle, mais qui ne m'embarrassait
pas; et je comptais bien, à force de sang-froid et d'intrépidité,
suppléer à ce défaut. J'avais lu que le maréchal Schomberg avait la
vue très courte; pourquoi le maréchal Rousseau ne l'aurait-il pas?
Je m'échauffais tellement sur ces folies, que je ne voyais plus que
troupes, remparts, gabions, batteries, et moi, au milieu du feu et
de la fumée, donnant tranquillement mes ordres la lorgnette à la
main. Cependant, quand je passais dans des campagnes agréables, que
je voyais des bocages et des ruisseaux, ce touchant aspect me
faisait soupirer de regret; je sentais au milieu de ma gloire que
mon cœur n'était pas fait pour tant de fracas, et bientôt, sans
savoir comment, je me retrouvais au milieu de mes chères bergeries,
renonçant pour jamais aux travaux de Mars.
Combien l'abord de Paris démentit l'idée que j'en avais! La
décoration extérieure que j'avais vue à Turin, la beauté des rues,
la symétrie et l'alignement des maisons me faisaient chercher, à
Paris, autre chose encore. Je m'étais figuré une ville aussi belle
que grande, de l'aspect le plus imposant, où l'on ne voyait que de
superbes rues, des palais de marbre et d'or. En entrant par le
faubourg
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