Les Décombres
bulletins de victoire chaque fois que l’un d’eux rejoignait le grenier. Et l’on a finalement appris que la Révolution Nationale estampillait elle-même avec le sceau de Marianne les grimoires du procès que Riom a intenté à la République.
Les querelles de clans, pendant ce temps, se sont avivées. On a vu des hommes qui, les premiers en France, ont su décrire la révolution européenne, en appeler de l’autorité du Sénat, « toujours constitutionnellement détenteur de la volonté populaire », tandis que de bons nationaux qui n’ont pas mis le nez dans une église depuis leur baptême, volaient au secours des congrégations où la judéophilie verdoie comme le rameau de Jessé.
Enfin, les nationaux eux-mêmes se sont fragmentés, selon la coutume, en groupuscules de francs-tireurs qui se tirent surtout dans les jambes les uns des autres, dont l’activité principale se déploie dans quatre ou huit feuilles de journal où l’on larde d’échos sournois le concurrent.
On est tenu de se demander si ce ne sont point là d’autres signes encore d’une irrésistible désagrégation de toutes les cellules françaises.
Si j’en étais persuadé, je terminerais ce livre par une grande croix funèbre.
Chacun puise dans notre passé des raisons d’espérer selon son cœur. On me permettra d’invoquer des héros moins altiers sans doute que Du Guesclin et Jeanne d’Arc – qu’il faudrait bien reprendre aux généraux et aux prêtres – mais plus proches de nous. Je me refuse à l’idée qu’un pays où Renoir et Degas peignaient encore il n’y a pas trente ans soit un pays condamné. L’autre jour, je voyais côte à côte le père Aristide Maillol, avec sa barbe blanche de vieux pâtre latin, et le père Charles Despiau, avec sa tête plissée, malicieuse et charmante de vieil artisan. Je pensais que j’avais sous les yeux les deux plus grands sculpteurs, sans doute, de notre époque, et qu’une race qui a pu s’exprimer dans un équilibre aussi merveilleux des formes ne peut pas se défaire demain dans le chaos. Si haïssable, clabaudante et décervelée, qu’ait été chez nous la gent littéraire, nous ne pouvons oublier que trois ou quatre des plus grands écrivains vivant à travers le monde sont Français. Cela compense bien plusieurs douzaines de méprisables généraux.
Je traçais un peu plus haut une esquisse, hélas ! fidèle du peuple français. Si consternante soit-elle, je sais qu’il reste pourtant, confondue parmi cette masse puérile et ignoblement abêtie, l’élite suffisante pour une révolution fasciste.
Sont-ils trois cent mille, cinq cent mille, ces inconnus que j’évoque avec toute la force d’affection dont je suis capable ? Je l’ignore mais ils existent, assez nombreux pour ce que de vrais chefs pourraient attendre d’eux. J’entends chaque mois mes chers amis du T bis , goguenards et sagaces, le cordonnier, l’avocat, les employés, mon petit Gallier, le cuisinier des Gobelins, fasciste irréductible, et depuis toujours lui aussi, qui me dit si justement : « Il y a des gaillards qui vous débitent de telles bourdes que pour les chapitrer, il faudrait leur en servir du même tonneau. On ne peut pas. On en a honte pour soi », ou bien : « Les paysans français bien conduits, rien n’est plus magnifique. Livrés à eux-mêmes, comme aujourd’hui, c’est un poids mort effrayant ». Mon ami Albert Blain, paysan dauphinois des Terres Froides, ancien du G. U. P. et bouquiniste au coin du pont des Arts, qui ne sait pas très bien l’orthographe mais à lu tout ce qu’on peut lire, m’écrit des lettres exquises sur le printemps des bords de Seine, dont la grâce a pour jamais façonné son cœur. C’est lui, encore un fasciste de la plus solide étoffe, qui mène inlassablement sa propagande devant ses boites, qui a fait à Céline des centaines de lecteurs. Mon vieil ami Roger Commault, gavroche de Clichy, serveur de wagons restaurants, bibliophile empilant des trésors dans deux chambrettes de faubourg, et premier wagnérien de France, n’a pas non plus beaucoup d’orthographe, mais une fermeté politique, une vue de l’Europe apaisée dont bien des diplomates vichyssois feraient leur profit.
Je pense encore à ceux qui nous écrivent, à mes amis ou à moi-même, les plus jeunes surtout, les potaches, les étudiants, qui débouchent avec une ardeur et une indignation toutes neuves au milieu des infamies de ce temps, qui
Weitere Kostenlose Bücher