Les fiancés de Venise
la partie à la toute dernière seconde. Eux-mêmes n’y avaient pas cru en constatant la disparition d’Angelina et en apprenant que les Zuliani et le père Maurice ne savaient pas où elle se trouvait. Sans réfléchir, la princesse avait suggéré d’aller au rio della Verona. Cette inspiration subite avait aussitôt convaincu Tron, même s’il ignorait pourquoi.
Ils avaient découvert la jeune fille dans la chambre. Elle était allongée sur le lit, inconsciente, mais indemne mis à part quelques ecchymoses autour du cou. À moins d’un mètre d’elle, le lieutenant de vaisseau von Beust était recroquevillé sur le sol, une paire de ciseaux enfoncée dans l’orbite de l’œil gauche. Il ne fallait pas une grande imagination pour deviner les événements. Le sang-froid et les réflexes de la jeune fille lui avaient sauvé la vie – du moins dans un premier temps, car elle avait alors le visage en feu et un pouls dangereusement faible et irrégulier.
Une demi-heure plus tard, Angelina Zolli avait ouvert un œil dans une des chambres du palais Balbi-Valier. Elle avait souri et agrippé la main de la princesse assise à son chevet. Le docteur Garzoni, accouru sur-le-champ, l’avait auscultée avec une mine extrêmement grave. Et Tron avait lu pour la première fois la peur dans les yeux de la princesse.
Il laissa tomber un morceau de sucre dans son café et saisit la petite cuillère.
— Tu l’aimes beaucoup, n’est-ce pas ?
Son amie se contenta d’acquiescer en silence, sans lever les yeux. Puis elle se tourna vers lui.
— Que va-t-il advenir d’elle quand elle ira mieux ? l’interrogea-t-elle sur un ton méfiant. Devra-t-elle retourner chez ce couple affreux ?
— Je n’y ai pas encore songé, mentit Tron qui avait au contraire déjà consacré de longues heures à ce sujet. Quelle serait l’alternative ?
— La placer chez des gens qui ne lui feront pas faire le ménage, répondit la princesse.
Elle réfléchit un instant – ou, du moins, fit semblant. Puis elle lança, comme si l’idée venait de lui traverser l’esprit :
— Au pire, elle pourrait rester ici le temps qu’on trouve une meilleure solution.
— Ou chez nous, suggéra le commissaire en s’efforçant de prendre à son tour un ton tout aussi neutre. Nous avons une chambre libre en face de la cuisine.
La princesse l’observa en plissant les yeux.
— Une chambre qu’on ne peut pas bien chauffer ?
Il s’attendait à ce qu’une fois partie, elle enchaînât avec les murs humides ou l’absence de monte-plat. Mais elle préféra changer de sujet.
— Toggenburg était-il satisfait de la traduction de ses poèmes ?
Une question stupide. Le commandant de place ne parlait pas suffisamment bien l’italien pour pouvoir évaluer le travail de Tron.
— Il m’a remercié par écrit, répondit-il cependant, et m’a inscrit sur la liste d’hiver avec l’assentiment de Spaur.
— La liste d’hiver ?
— Oui. La liste des médaillables soumise au service compétent à Vienne.
— Tu vas recevoir un ordre ? demanda-t-elle, amusée.
— Oui, le ruban de la Couronne. François-Joseph va me le remettre en personne. Ici, à Venise.
— Tout cela parce que l’ Emporio della Poesia publie les œuvres de Toggenburg ?
— Pas seulement, rectifia le commissaire. Mais aussi pour mon combat acharné contre les ennemis de l’empereur.
— De quels ennemis s’agit-il ?
Il toussota.
— Par exemple du prétendu cousin de signorina Bellini.
— Le concurrent de Spaur ?
— Oui. Nous l’avons surpris en train de lire la Stampa di Torino au café Florian . Il est interdit de séjour sur le territoire vénitien pendant un an.
— Ce qui te vaut le ruban.
Il hocha la tête. Elle éclata de rire.
— L’archiduc sait-il que son frère va te remettre une médaille ?
— Oui. Il m’a déjà félicité. Je lui ai rendu visite ce matin pour lui souhaiter bon voyage. Le Novara est reparti à Trieste. Au fait, la date est désormais fixée.
— Quelle date ?
— Son embarquement pour le Mexique, expliqua le commissaire. L’archiduc va quitter Miramar à la mi-avril, faire une halte à Rome et, de là, mettre le cap sur Veracruz.
La princesse examina un instant ses ongles. Puis elle dit d’une voix lente :
— Il court à l’échec. Cependant, les emprunts vont remonter pendant quelques mois. J’en profiterai pour les revendre.
— Et ensuite ?
— Ensuite, je serai à
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