Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II

1937, une année dont on se souvient. Puis quand j’ai écrit Machkine, le fils d’Anna, Ivan, s’est suicidé. Si je n’avais rien écrit, il aurait continué…
    Gallway lui entoura les épaules de son bras.
    — Vous deviez l’écrire, Marek, vous ne pouviez pas ne pas l’écrire.
    — Depuis, reprit Marek, Anna…
    Gallway se retourna, regarda Anna Spasskaia.
    Elle avait les cheveux d’une blancheur inhabituelle et il pensa – il se reprocha de penser ainsi comme un maniaque – qu’il ne pourrait pas écrire, s’il lui fallait parler d’elle, qu’elle avait des cheveux de la couleur de la neige. Banal. Vrai pourtant, vrai qu’elle portait sur elle, en elle, la blancheur émouvante de l’hiver.
    Zoia Krivenka lui donnait le bras, Julia lui parlait. Anna Spasskaia semblait écouter, elle hochait la tête, elle souriait.
    — Elle est très belle, dit Gallway, elle est noble.
    — Pour moi, dit Marek, c’est ma mère.
    Ils firent encore quelques pas. Martin s’éloigna en courant vers le parking.
    — J’aime ce ciel, murmura Marek. Rapides passaient les nuages atlantiques.
    — Un livre en cours ? demanda Marek à Gallway.
    Gallway ne répondit pas. Il regardait Anna Spasskaia. Il la devinait comme s’il avait vécu près d’elle.
    — Votre mère, commença-t-il.
    — Sans tout ce que nous avons subi, interrompit Marek – il s’écartait et Gallway faisait quelques pas avec lui –, Anna Spasskaia serait une grande musicienne, mais elle est comme la Russie, on a frappé sur ses doigts durant soixante ans, comment voulez-vous qu’elle joue juste ?
    Gallway ressentit tout à coup une forte émotion. Il ne désirait pas poser la question mais elle montait à ses lèvres comme un caillot de sang.
    — Quel âge, demanda-t-il, quel âge, Anna Spasskaia ?
    — L’âge du siècle, dit Marek.
    Gallway ferma les yeux.
    Il n’y avait pas de hasard.
    Paris. Spéracèdes,
    Août 1978.