Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
écriture minuscule, mais très lisible, chaque lettre soigneusement calligraphiée.
4 mai. Discuté aujourd’hui à la cantine avec Ahmed, Algérien. Cinquante ans ? Ou quarante ? Il balaie les ateliers. Il récupère les chutes de métaux au pied des machines. Envoie chaque mois les trois quarts de sa paye à sa famille. Deux fils qui étudient, qu’il n’a pas vus depuis trois ans. Ne veut pas rentrer l’été. Économie.
Page après page, je pourrais reconstruire les ateliers de la C.M.G., le bruit des perceuses qui vrillent dans la tête. L’aigu ou bien la fatigue.
Pour la fatigue je n’ai pas besoin de ce carnet.
Emmanuelle m’avait entraînée rue d’Ulm.
« … Il faut que tu viennes me disait-elle, ils sont bien, un peu trop sectaires, mais… »
J’avais quitté la réunion avec Christophe, sous l’averse d’août et nous étions entrés dans ce café qui fait le coin de la rue du Val-de-Grâce et du boulevard Saint-Michel…
Tout cela je l’ai déjà dit.
Après nous sommes allés rue Saint-Jacques. Je savais qu’Emmanuelle ne rentrerait pas, mais j’accrochais à la porte le petit médaillon vermeil à l’emblème de Mao, notre signal : « Ne pas déranger. »
Nous avons fait l’amour avec Christophe calmement, comme ceux qui ont le temps devant eux, qui s’engagent ensemble pour une longue route. Et nous partageâmes des années.
Jusqu’à ce qu’il se fît embaucher à la C.M.G. Christophe était un homme jeune, nerveux et vigoureux. Il devint cet ouvrier manuel qui sentait le lubrifiant, dont les mains – le pourtour des ongles – étaient incrustées de graisse noire, ce travailleur qui s’allongeait et s’endormait, respiration hachée et bruyante qui me tenait éveillée. Il ajoutait à son travail, les réunions, les manifs, les affrontements parfois avec les « révisos » du PC ou les fachos. La fatigue. Une vie meulée.
Pourquoi un homme est-il fidèle à ses idées jusqu’à y sacrifier sa chair ?
Je n’interrogeais pas Christophe. Je savais qu’il ne renoncerait pas. En feuilletant ses carnets, je trouve les réponses qu’il n’aurait pas faites aux questions que je n’ai pas osé lui poser.
« Le privilège, écrivait-il, j’en jouis et il me fait horreur. Depuis que je suis ouvrier, je me sens un peu mieux. Je n’éprouve plus la certitude de la trahison. J’ai retrouvé mes origines. Et je comprends pourquoi la révolte, même individuelle, même celle de l’ambition, a du mal à prendre, flamme vite éteinte. Il y a du plaisir, du plaisir oui, dans la servitude et la fatigue.
Quand je suis avec les autres à la cantine, que nous sommes coude contre coude, dans nos bleus de travail tachés de graisse, que nous avalons trop vite cette nourriture lourde – pommes de terre huileuses, choux au lard, ragoûts – je prends conscience de la perte de mon individualité. Je fais partie de l’armée du travail. Même chose dans l’atelier.
Une classe sociale – la classe ouvrière – c’est cela, une armée, et peut-être plus essentiellement, un troupeau.
Aucun contenu péjoratif à ce mot ; je lui donne sa valeur « naturelle », biologique.
Si rares sont ceux qui s’échappent de la condition ouvrière, alors qu’on pourrait imaginer quelqu’un choisissant d’être clochard dans le midi de la France. N’est-ce pas mieux que d’être mineur ? Mais le lien qui retient dans le groupe est physique, physiologique. Le concept « classe ouvrière » n’est qu’une manière savante d’exprimer cela.
Mais, mais…
Je suis fils d’ouvrier.
Je me suis échappé par et dans la culture. Je me sens seul. Le troupeau m’appelle. J’y retourne. Fraternité, solidarité dans la servitude.
Penser en termes de libération collective n’est-ce pas avoir peur de tenter l’aventure individuelle ?
Notre philosophie marxiste-léniniste ne contribue-t-elle pas à tenir les ouvriers enfermés dans leur condition ?
J’ai peur de penser ce que je pense.
J’ai peur d’être un anarchiste petit-bourgeois.
Relire les classiques. Mao, Lee Lou Ching aussi.
Il essayait de lire, mais sa tête s’inclinait sur les mots. Il tombait de sommeil : cette expression est vraie. Je l’ai vue vivre par Christophe chaque soir.
Je venais des terres du privilège, là où on a le temps de faire l’amour, de s’asseoir devant un piano, de regarder fondre dans l’horizon gris la chaleur du jour.
J’avais vécu l’évidence
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