Les Mains du miracle
pédantisme.
Lourdement, dogmatiquement, il
reprit devant Masur les enseignements que les nazis professaient depuis un
quart de siècle. Certes, il n’usa pas de la violence et de la grossièreté dont
Kersten l’avait entendu si souvent se servir. Himmler se conduisait à sa table
en homme de bonne compagnie. Mais il n’oublia aucun des thèmes de
l’antisémitisme le plus éculé.
Le discours dura longtemps. Souvent,
tandis que Himmler parlait, de plus en plus satisfait de lui-même, Kersten
jetait un regard inquiet sur Masur. Mais, chaque fois, il ne put qu’admirer le
sang-froid de cet homme. Très calme, avec une sorte de patience méprisante,
Masur écoutait.
Himmler en était venu aux Juifs
d’Europe orientale.
— Ceux-là, dit-il, ont aidé
contre nous les partisans et les mouvements de Résistance. Ils ont tiré sur nos
troupes, de leur ghettos. En plus, ils sont porteurs d’épidémies comme le
typhus. C’est pour contrôler ces épidémies que nous avons bâti les fours
crématoires. Et, maintenant, on menace de nous pendre pour cela !
Une fois de plus, Kersten regarda
Masur et prit peur. Les traits du délégué juif s’étaient contractés. Le docteur
voulut intervenir. Mais Himmler, tout à sa leçon, poursuivait :
— Et les camps de
concentration ! On devrait les appeler camps d’éducation. Grâce à eux,
l’Allemagne a eu, en 1941, sa criminalité la plus basse. Bien sûr, les
prisonniers doivent y travailler durement. Mais c’est ce que font tous les
Allemands.
— Je vous demande pardon, dit
brusquement Masur – son visage et sa voix montraient qu’il ne pouvait plus
se contenir davantage – vous ne pouvez pas nier tout de même que, dans ces
camps, on a commis des crimes contre les détenus.
— Oh ! je vous
l’accorde : il y a eu parfois des excès, dit gracieusement Himmler, mais…
Kersten ne le laissa pas continuer.
Il voyait, à l’expression de Masur, qu’il était temps de rompre ce débat
inutile et qui prenait un tour dangereux. Il dit :
— Nous ne sommes pas ici pour
discuter du passé. Notre véritable intérêt consiste à voir ce qui peut être
sauvé encore.
— C’est juste, dit Masur au
docteur.
Puis à Himmler :
— Ce qu’il faut, pour le moins,
c’est que tous les Juifs qui restent encore en Allemagne soient garantis dans
leur existence. Et ce qui serait mieux encore, c’est qu’ils soient tous
libérés.
Un long débat s’engagea.
Schellenberg et Brandt y prirent part. Mais pas tout le temps. Tantôt ils
sortaient et tantôt revenaient, selon les concessions plus ou moins secrètes
que Himmler entendait consentir. Une fois même, Masur dut quitter la pièce. Le
Reichsführer ne voulait avoir que Kersten et Brandt pour confidents.
Dans ces entretiens de la dernière
heure, il montrait une seule crainte : que Hitler fût averti. Et pourtant,
inspiré, poussé par Schellenberg, il pensait, depuis plusieurs jours déjà, à
s’emparer du pouvoir afin de signer une convention d’armistice avec les Alliés.
Mais, indécis, tatillon et terrorisé par le maître qu’il trahissait dans son
agonie, comme il l’avait été par lui au temps de sa toute-puissance, Himmler
marchandait, trichait sur sa signature.
Il retirait des noms d’une liste
libératrice, en disant à Brandt ou à Schellenberg :
— Ceux-là, vous les ajouterez
vous-même.
Il accordait la sortie immédiate du
camp de Ravensbrück à mille prisonnières israélites, mais il s’écriait :
— Surtout ne les faites pas
inscrire comme Juives, mais comme Polonaises.
Enfin, sur les instances de Kersten
qui voyait aboutir ses efforts et de Schellenberg qui devait partir avec
Himmler vers l’une des suprêmes négociations fiévreuses, confuses et
désespérées, pour essayer de mettre fin au pouvoir du dément dans son abri, le
Reichsführer prit devant Masur les engagements que celui-ci était venu chercher
au nom du Congrès Mondial Juif.
4
Il était près de six heures du matin,
le 21 avril 1945. Le jour s’annonçait à peine. Kersten accompagna
Himmler à son automobile. Une bise aigre et mouillée secouait les branches des
arbres.
Les deux hommes ne parlaient pas.
Ils savaient qu’ils se voyaient pour la dernière fois.
Ce fut seulement arrivé à sa
voiture, dont le chauffent S.S. tenait déjà la portière ouverte, que Himmler
dit au docteur :
— Je ne sais combien de temps
je vivrai encore. Quoi qu’il arrive, je vous en prie,
Weitere Kostenlose Bücher