Les Mains du miracle
Pour lui, qui venait
d’un pays épargné par la guerre, tout cela était nouveau, fascinant. Mais aucun
canon ne tira.
— On les a tous pris pour le
front, dit le chauffeur S.S.
L’horizon s’embrasa. Les bombes
tombaient sur Berlin, ses faubourgs, les routes environnantes. La voiture
s’engagea dans une forêt, s’y arrêta sous la protection des arbres.
Kersten et Masur ne furent à
Hartzwalde que vers minuit. Le docteur remit à Élisabeth Lube les denrées
introuvables en Allemagne qu’il avait apportées de Stockholm – thé, café,
sucre, gâteaux – afin de recevoir aussi bien que possible les visiteurs
qu’il attendait.
Schellenberg arriva en vêtements
civils à deux heures du matin. Il était fatigué, déprimé, inquiet. La plus
haute instance du parti nazi, en la personne de Bormann, exigeait de Himmler,
avec une rigueur, une férocité sans cesse accrues, qu’il exécutât à la lettre
les mesures de massacre et d’anéantissement que, de sa tanière souterraine,
Hitler, voué déjà au suicide, prescrivait à ses fidèles d’accomplir. Bormann
partageait la frénésie du Führer : il fallait que périssent, avec le
national-socialisme, tous ses ennemis ou au moins ceux que, dans le dernier
instant, le fer, la corde ou le feu pouvaient encore atteindre.
— J’ai peur, dit Schellenberg,
que Himmler ne finisse par céder, ne revienne sur les promesses qu’il vous a
faites. Bormann est l’homme qu’il redoute et jalouse le plus pour sa place
privilégiée auprès de Hitler et pour l’amitié que ce dernier lui montre.
Kersten, en écoutant cela, éprouvait
un sentiment d’irréalité : parmi les cendres et les ruines et alors que
les minutes de leur pouvoir, et probablement de leur vie, étaient déjà
comptées, les grands dignitaires du régime continuaient le jeu de leurs
intrigues, ambitions, jalousies, rivalités, comme au temps où ils avaient été
les maîtres de l’Europe et menacé de servage l’univers. Tous – Goering,
Goebbels, Ribbentrop, Bormann, Himmler – ils poursuivaient autour du roi
des fous leur ronde insensée. Mais ils pouvaient encore, dans cette ronde,
faire périr des milliers de malheureux. Schellenberg, par son emploi, avait les
moyens de suivre dans chacun de leurs pas et mouvements les protagonistes de la
danse macabre. On devait prendre au sérieux ses inquiétudes. Le travail de
Kersten auprès de Himmler n’était pas achevé. Le convoi de grâce n’avait
toujours pas franchi la frontière allemande. Les camps de concentration
pouvaient toujours sauter avec tous leurs captifs.
Le docteur et Schellenberg
examinèrent un à un les éléments de la situation. Schellenberg dit enfin :
— L’essentiel est que vous
ameniez Himmler à confirmer devant moi les promesses qu’il vous a faites.
Alors, même si, après votre départ, il revient sur sa parole et donne les
ordres d’extermination, Brandt et moi, nous prendrons les mesures nécessaires
pour que ces ordres ne soient pas transmis.
Le chef du contre-espionnage eut un
sourire sans joie pour ajouter :
— L’état où sont nos
communications sera une excuse suffisante.
À neuf heures du matin, Kersten
présenta Schellenberg à Norbert Masur. Le délégué juif exposa au général S.S.
ce qu’il désirait obtenir. Schellenberg lui promit de l’appuyer complètement
auprès de Himmler. Il devait revenir avec lui à Hartzwalde dans la nuit. Le
Reichsführer ne pouvait pas se libérer plus tôt.
— Il est retenu par
l’anniversaire de Hitler et doit assister au charmant petit dîner de famille,
ajouta Schellenberg avec sarcasme.
Il reprit la route de Berlin,
laissant Kersten et Masur imaginer la célébration au fond de l’abri fatidique.
Dernier rite insensé… Dernière messe noire.
3
Kersten s’étonnait du calme de Masur
ou tout au moins de l’apparence parfaite qu’il en donnait. Il étudiait ses
dossiers, prenait des notes, approfondissait les détails, préparait les
arguments pour la discussion. Pourtant, il se trouvait dans un pays où sa
qualité raciale était un crime capital, en pleine crise de débâcle, d’hystérie,
de folie, où les instincts les plus sauvages étaient portés au paroxysme et où,
Juif étranger introduit en fraude, il était à la merci d’un revirement, d’une
peur, d’un caprice de Himmler.
Le docteur, lui, qui était garant et
responsable de la vie de Masur, avait beaucoup de mal à contrôler ses nerfs.
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