Les Mains du miracle
ne pensez jamais de mal
de moi. J’ai sans doute commis de grandes fautes. Mais Hitler a voulu que je
suive le chemin de la dureté. Sans discipline, sans obéissance, rien n’est
possible. Avec nous, disparaît la meilleure partie de l’Allemagne.
Himmler pénétra dans sa voiture,
s’assit. Puis il prit la main du docteur, la serra fébrilement et acheva d’une
voix étouffée :
— Kersten, je vous remercie
pour tout… Ayez pitié de moi… Je pense à ma pauvre famille.
À la clarté du jour naissant,
Kersten vit des larmes dans les yeux de l’homme qui avait ordonné sans hésiter
plus d’exécutions et de massacres qu’aucun homme dans l’histoire et qui savait
si bien s’attendrir sur lui-même.
La portière claqua. La voiture fondit
dans l’obscurité.
5
Kersten demeura quelques instants
immobile et pensif. Puis il se dirigea vers sa maison. Mais, parvenu au seuil,
il s’en détourna. Le docteur avait besoin d’alléger, d’aérer les émotions dont
la nuit écoulée avait chargé ses nerfs.
Il faisait clair maintenant et la
brise de l’aube était tombée. Lentement, lourdement, Kersten s’en alla à
travers son domaine, dans une promenade qui était un adieu.
Il regarda les grands bois
centenaires qui s’étendaient sur des kilomètres, les champs, les vergers
qu’avait soignés son père, le vieil agronome noueux. Il caressa le museau d’une
vache, les naseaux d’un cheval, orgueil de sa femme, Irmgard. Il écouta
caqueter la basse-cour à son réveil.
Enfin il marcha vers sa maison. Là
étaient nés ses fils et il avait pensé que les fils de ses fils y naîtraient
également. La maison, comme les terres et les arbres, déjà, ne lui appartenait
plus.
À l’intérieur, dans la grande salle,
il n’y avait personne. Élisabeth Lube, Masur et Brandt étaient allés se coucher.
Seules, dans la haute cheminée, vivaient des flammes.
Kersten tira un bon vieux fauteuil
devant le feu et s’assit. Là, dans un demi-songe, sa vie déroula ses images,
devant ses yeux à moitié clos.
Il aperçut un jeune homme en
uniforme de soldat finnois… un sous-lieutenant sur des béquilles… un étudiant
en massage. Le docteur Kô… Le prince Henri des Pays-Bas… Auguste Diehn… Auguste
Rosterg… Himmler enfin…
Et des pensées, comme en rêve,
glissaient : « Dans cette maison, se disait Kersten, sans que je
l’aie prévu, sans que je l’aie voulu, s’est écrit un fragment de l’histoire des
hommes. Quoi qu’il arrive, je ne puis qu’être reconnaissant au sort d’avoir
fait de mes mains la chance de tant de malheureux. »
Le docteur se leva lentement,
lourdement. Enfin il pouvait dormir.
Puis il fit son dernier repas à
Hartzwalde en compagnie d’Élisabeth Lube, de Masur et de Brandt. Ce dernier
promit au docteur que toutes les promesses de Himmler seraient tenues par ses
soins et que, une fois de plus, il ajouterait tous les noms qu’il pourrait sur
les listes marquées au sceau du Reichsführer.
Le déjeuner achevé, Brandt [14] remit à Kersten un sauf-conduit pour lui, Élisabeth Lube et Masur.
Une voiture militaire aux insignes
S.S. vint les chercher et les mena à Tempelhof. On y entendait nettement les
canons russes.
Quand l’avion eut décollé sous cet
accompagnement et pris de l’altitude, Kersten se renversa sur son siège, ferma
les yeux et, un instant, songea à l’avenir.
Toute sa fortune consistait en
quatre cent cinquante couronnes suédoises. Il avait trois enfants à élever. La
cinquantaine n’était pas loin. Mais il se sentait en paix avec le monde et
lui-même. Et ses instruments de travail lui restaient : ses mains.
Travail qui, désormais, ne relevait
plus de l’Histoire et de ses atrocités. Patient, bienfaisant, modeste. Tel
qu’il l’avait toujours voulu et aimé.
L’empire des fous furieux, qu’il
avait été amené à combattre peu à peu, et comme malgré lui, miracle après
miracle, appartenait au passé.
Kersten soupira d’aise, appuya contre
la courbe de son estomac ses doigts et ses paumes qui avaient été ses seules
armes. Et ne fut plus qu’un gros homme qui dormait, les mains croisées sur le
ventre.
Versailles 1959.
Appendice
NOTE 1
À Rome, Kersten eut également pour
malade le comte Ciano qui souffrait de maux d’estomac. Ils se lièrent d’amitié.
Ciano voulait que Kersten devînt professeur en Italie, mais Kersten aimait trop
la Hollande pour envisager de quitter ce pays.
Sans avoir
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