Les masques de Saint-Marc
horrifié.
— C’est l’emploi du temps de l’empereur demain ! Avec les horaires ! Le programme qui ne sera révélé que ce midi !
Tron hocha la tête.
— Le cercle des personnes ayant connaissance de cet emploi du temps est restreint. L’assassin en fait partie.
Bossi ravala sa salive.
— Cela veut-il dire qu’il y a un traître dans l’entourage immédiat de François-Joseph ?
— Un ou plusieurs, le corrigea Tron. En tout cas, nous savons que Sa Majesté ne sortira que deux fois au cours de la journée de demain. Tout d’abord, pour se rendre du palais royal à la basilique. Et, après la messe, pour s’adresser au peuple sur la place Saint-Marc. Comme le conspirateur préférera vraisemblablement tirer sur une cible immobile, je suis prêt à parier qu’il visera l’empereur pendant son discours.
— Mais d’où ?
— En supposant qu’il puisse tirer à une centaine de mètres, il ne reste pas beaucoup de possibilités.
— Vous pensez aux toits ?
Le commissaire acquiesça.
— On peut imaginer les Anciennes Procuraties, le Campanile, la tour de l’Horloge, le palais royal et la Marciana. Le Campanile et la tour seront gardés par des soldats. Et les lucarnes des Anciennes Procuraties seront clouées, comme la fois précédente. Par conséquent, je ne vois plus guère que le palais royal et la bibliothèque.
Bossi était livide.
— Que faire maintenant ?
— Nous devons en parler à Spaur, répondit le commissaire. Il doit prévenir Toggenburg sur-le-champ.
— Peut-on faire confiance à Toggenburg ?
— Je ne pense pas qu’il soit au courant de ce projet d’attentat. Sans doute s’adressera-t-il à l’officier d’ordonnance de Sa Majesté, le général d’artillerie Crenneville.
L’inspecteur formula alors les pensées qui traversaient l’esprit de son supérieur.
— Et si jamais ce Crenneville fait partie des conspirateurs ?
— Alors, nous aurons un problème, dit Tron.
46
Comme d’habitude, le cabinet de travail de la princesse, au rez-de-chaussée du palais Balbi-Valier, produisait sur Tron l’effet d’un décor de théâtre : l’énorme bureau, la desserte à portée de main, les étagères recouvertes de livres de comptes à la reliure en peau de porc, le coffre-fort massif résistant au feu et, avant tout, sur le mur du fond, le planisphère où de petits drapeaux rouges figurant ses relations commerciales laissaient imaginer les immenses sommes d’argent qui affluaient de toutes les régions du monde, étaient stockées dans ce coffre, puis réinvesties ailleurs.
La princesse elle-même, une patronne sévère arborant un chignon, trônait dans un fauteuil majestueux. Deux mèches blondes, qui s’étaient échappées de sa coiffure, retombaient cependant sur sa tempe en boucles charmantes et lui donnaient, sans qu’elle le veuille, un air sensuel. Depuis quelque temps, elle se servait en outre d’un élégant fume-cigarette, la dernière mode à Paris. Comme les pieds de la chaise réservée aux visiteurs étaient raccourcis, il fallait lever le regard vers elle. Un entretien dans ces conditions, constata Tron avec amusement, exigeait une solide confiance en soi. Cela faisait vingt minutes qu’il lui parlait, la tête penchée en arrière.
Elle l’observait à présent avec une mine surprise.
— Spaur et Toggenburg se sont rendus chez Crenneville ensemble ? Pourtant, ils ne se supportent pas !
Le commissaire lui donna raison.
— Le commandant de place a insisté pour que Spaur l’accompagne au palais royal. Le baron suppose qu’il voulait lui prouver son innocence.
— Comment Crenneville a-t-il réagi en apprenant qu’un proche de l’empereur s’apprêtait à commettre un attentat ? Et que vous étiez même en mesure d’indiquer avec une grande probabilité l’heure et le lieu du crime ?
— Spaur m’a rapporté qu’il s’était répandu en éloges sur l’efficacité de la police vénitienne. Pour le reste, il était déjà au courant de tout.
— Au courant de tout ?
La princesse expira un anneau de fumée au-dessus de son bureau.
— Je ne comprends pas.
— Le général d’artillerie prétend que les services de l’armée ont découvert il y a déjà six semaines qu’un groupe de Venise voulait attenter à la vie de l’empereur. C’est pourquoi ils auraient introduit un agent dans l’espoir d’en apprendre plus sur les conjurés avant de les arrêter. Sauf que, d’après Crenneville, l’affaire a mal
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