Les masques de Saint-Marc
chez le commandant de place et que tous les deux ont demandé un entretien à Crenneville.
Hölzl poussa un soupir.
— Le comte n’était pas ravi de leur visite.
— Comment a-t-il réagi ?
— Il leur a expliqué que nous étions au courant et que nous avions la situation en main. Que nous avons tendu un piège au tueur.
— Le commissaire va-t-il se tenir tranquille à présent ?
— Le comte Crenneville a retiré cette affaire à la police vénitienne de manière formelle.
— Donc, on ne change rien ?
Le colonel secoua la tête.
— Absolument rien.
Boldù s’était déjà levé.
— Et où trouverai-je la mallette avec l’arme ?
— Dans le grenier de la bibliothèque, à l’endroit d’où vous devez tirer, répondit Hölzl. Si cette opération réussit, nous allons gravir quelques échelons, vous et moi. Et dans ce cas, peu importe que Tron soit au courant ou pas.
48
Le café Quadri était plein à craquer. Une épaisse fumée flottait dans l’air, il ne restait plus une chaise. Partout, des groupes d’officiers attendaient que des places se libèrent, de sorte que les serveurs en queue-de-pie avaient du mal à atteindre les tables avec leur plateau sur le bras. L’arrivée de l’empereur, la veille, semblait avoir entraîné un afflux considérable de soldats supplémentaires, venus s’ajouter aux troupes permanentes. Des officiers de toutes les armes débordaient des hôtels, se répandaient dans les ruelles de Venise et inondaient la place Saint-Marc. L’empereur s’était déjà montré à la fenêtre à deux reprises. Chaque fois, des vivats tonitruants s’étaient élevés jusqu’au premier étage du palais royal.
Après avoir murmuré permesso un nombre incalculable de fois pour se frayer un chemin dans la foule des officiers qui attendaient debout, Tron découvrit enfin Königsegg assis à une table ronde au fond du café. Raide comme la justice, il portait son uniforme de général de division et avait sans doute dû défendre la chaise en face de lui contre des assauts répétés. Ce soir-là, contrairement à leur dernière rencontre, l’intendant en chef de l’impératrice semblait à jeun et lucide. Le commissaire s’étonna certes de la présence d’un chiot allongé à ses pieds, mais comme tous les grands seigneurs avaient leurs lubies, personne ne semblait y prêter attention.
Dès qu’il l’aperçut, Königsegg se leva d’un bond et salua le commissaire avec une courtoisie cérémonieuse qui incita les officiers des tables voisines à détourner la tête : qu’est-ce qui prenait à un général de division de traiter un civil comme un vrai archiduc ?
Quand Tron fut assis en face de lui, il dit :
— À cause de Spartacus, je ne bois plus que du café en dehors de chez moi.
Königsegg se pencha pour caresser la tête du chiot roulé en boule sous la table.
— Il n’aime pas quand son maître sent le cognac !
Spartacus, un chiot vigoureux de la taille d’un petit chat, avait un pelage à taches noires et blanches et une mandibule très prononcée. Une assiette placée à côté de lui contenait des miettes tandis qu’une pointe de chantilly collait à son museau. Les restes de chocolat laissaient supposer qu’il s’agissait d’une Sachertorte 1 . Est-ce qu’il avait bu un café, lui aussi, avec son gâteau ? Non, raté. Tron n’avait pas remarqué la petite coupelle d’eau, posée contre le mur, à un pas de l’assiette.
— Cette race particulière, expliqua l’intendant en chef, a beaucoup de force. Quand ses dents seront développées, nous passerons des tartes et des gâteaux à la viande et… euh… aux objets vivants.
Tron ne voyait pas bien ce qu’il entendait par objets vivants , mais il préféra ne pas poser de question.
— Vous savez que je vous suis très reconnaissant, commissaire, poursuivit Königsegg après un instant de réflexion.
Il lui jeta un bref regard, puis baissa les yeux vers le chiot comme pour l’inviter à confirmer cette déclaration. De fait, l’animal releva la tête, le fixa du regard et remua la queue. Puis il lécha le reste de chantilly sur son museau, tendit les oreilles en pointe et se tourna vers le commissaire.
— C’est bien pour cette raison que je suis venu, lâcha Tron.
Il s’en voulut car, malgré lui, il avait parlé au chien. Il faut dire que Spartacus avait l’air de tout comprendre. Le général de division leva un regard bienveillant vers son interlocuteur.
— En quoi
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