Les Poisons de la couronne
plus
haute alliance, le plus prestigieux mariage. Clémence allait être reine de
France Ainsi, la moins pourvue de toutes les princesses d’Anjou recevait le
plus puissant des royaumes et devenait suzeraine de toute sa parenté C’était là
comme une illustration des enseignements évangéliques.
Certes, on disait que le jeune roi
de France, Louis le Dixième, n’était pas trop avenant de visage, ni des mieux
doués quant au caractère.
« Eh quoi ! mon époux, que
Dieu l’absolve, était boiteux et je ne m’en suis pas mal accommodée, pensait
Marie de Hongrie D’abord, on n’est pas reine pour être heureuse. »
On s’étonnait également, à mots
couverts, que la reine Marguerite fût morte dans sa prison, avec tant
d’à-propos, alors que le roi Louis se trouvait en peine à obtenir l’annulation
du mariage. Mais fallait-il ouvrir l’oreille à toutes les médisances [1] ? Marie de
Hongrie était peu portée à la pitié envers une femme, une reine surtout, qui
avait trahi les engagements conjugaux. Elle ne voyait rien de surprenant à ce
que le châtiment de Dieu se fût naturellement abattu sur la scandaleuse
Marguerite.
« Ma belle Clémence remettra la
vertu en honneur à la cour de Paris », se dit-elle encore. En guise
d’adieu, elle fit, de sa main grise, un signe de croix à travers la lumière,
puis, le visage secoué de tics sous son voile immaculé et sa mince couronne, le
pas raide, mais encore décidé, elle alla s’enfermer dans sa chapelle pour y
remercier le ciel de l’avoir aidée à accomplir sa longue mission royale, et
pour offrir au Seigneur la grande souffrance des femmes qui ont fini leur
temps.
Cependant, le San Giovanni ,
énorme nef ronde, à la coque blanche et or, arborant aux cornes de sa mâture
les flammes d’Anjou, de Hongrie et de France, commençait à manœuvrer pour
s’éloigner du bord.
Le capitaine et son équipage avaient
juré sur l’Évangile de défendre leurs passagers contre la tempête, les pirates
barbaresques et tous les périls de la navigation La statue de saint
Jean-Baptiste, protecteur du navire, étincelait à la proue sous les rayons du
soleil Dans les châtelets à créneaux, à mi-hauteur des mâts, cent hommes
d’armes, guetteurs, archers, lanceurs de pierres, se tenaient prêts à repousser
les attaques des écumeurs de mer s’il en survenait. Les cales regorgeaient de
vivres, les amphores d’huile et de vin étaient plantées dans le sable du lest,
où l’on avait également enfoncé des centaines d’œufs pour qu’ils se conservassent
frais. Les grands coffres bardés de fer qui contenaient les robes de soie, les
bijoux, les objets d’orfèvrerie et tous les cadeaux de noce de la princesse
s’empilaient contre les parois de l’escandolat, vaste chambre ménagée entre le
maître-mât et la poupe, et où dormiraient, sur des tapis d’Orient, les
gentilshommes et chevaliers d’escorte. Les Napolitains s’étaient massés sur les
quais pour voir partir ce qui leur semblait être le vaisseau du bonheur. Des
femmes élevaient leurs enfants à bout de bras. Dans cette foule, bruyante et
familière ainsi que le peuple de Naples le fut toujours, on entendait
crier :
— Guarda com’è bella !
— Addio Donna
Clemenza ! Siate felice !
— Che Dio la benedica la
nostra principessa !
— Non Vi dimenticate di
noi ! [2]
Car Donna Clemenza, pour les
Napolitains, était environnée d’une sorte de légende. On se souvenait de son
père, le beau Carlo-Martello, héritier de Naples et de Hongrie, ami des poètes
et en particulier de Dante, prince érudit, musicien, excellant aux armes, qui parcourait
la péninsule, suivi de deux cents gentilshommes français, provençaux et
italiens, tous vêtus comme lui par moitié d’écarlate et de vert sombre, et
montés sur des chevaux harnachés d’argent. On le disait fils de Vénus, car il
possédait « les cinq dons qui invitent à l’amour, et qui sont la santé, la
beauté, l’opulence, le loisir, la jeunesse ». Il avait été foudroyé par la
peste, à vingt-quatre ans ; sa femme, une Habsbourg, était morte en
apprenant la nouvelle, fournissant un mythe tragique à l’imagination populaire.
Naples avait reporté sa tendresse
sur Clémence qui, en grandissant, reproduisait les traits de son père. Cette
orpheline royale était bénie des quartiers pauvres où elle allait elle-même
distribuer l’aumône. Les peintres de l’École giottesque se
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